Le SSF Veille

Rapprocher la formation universitaire de la pratique : quand la tour d’ivoire s’ouvre sur le terrain

Parmi les priorités visées par les institutions d’enseignement postsecondaires, le développement de formations plus pratiques apparaît comme une tendance généralisée. Pour y arriver, les institutions ont recours à une myriade d’initiatives qui peuvent être regroupées en trois grandes stratégies : des compléments ajoutés à la formation existante, des cours plus proches du terrain ou des changements en profondeur dans la structure même des programmes.

Des compléments aux programmes déjà offerts

Pour bonifier une offre de formation existante, la solution la plus simple consiste à bonifier des programmes et des cours déjà en place.

Ainsi, on voit par exemple apparaître des initiatives d’apprentissage par le service à la collectivité (service learning) dans un nombre croissant d’institutions.

  • L’Université de Colombie-Britannique décline son offre en deux volets : un volet local (UBC Community Learning Initiatives) dans les écoles et organismes communautaires de la région, et un volet international (UBC Go Global’s International Service Learning) donnant accès à des projets communautaires ou humanitaires à l’échelle internationale.
  • À l’Université Mount Allison, un cours d’initiation à la sociologie de première année propose un atelier portant sur l’apprentissage par intervention communautaire. Le professeur responsable y voit une occasion privilégiée de compléter la perspective théorique des problématiques sociales exposées en classe par une intervention directe sur le terrain.
  • Comme plusieurs autres universités canadiennes, l’Université de Toronto organise une semaine d’intervention communautaire (Alternative Reading Week) à l’occasion de la semaine de lecture, ouvrant ainsi la porte à des interventions simultanées afin d’en maximiser l’impact, de même qu’à la tenue d’activités de préparation et de retour sur l’expérience des étudiants qui y participent.
  • L’Université Memorial, l’Université Concordia et l’Université Dalhousie ont opté pour une révision de leurs relevés de notes afin qu’ils mentionnent les activités d’implication communautaire réalisées à l’extérieur des cours, de façon à offrir aux employeurs un reflet plus fidèle de l’expérience de formation des étudiantes et étudiants
  • des étudiantes et étudiants.
  • En parallèle, l’Université Laval a opté pour la création de quatre profils d’études (développement durable, international, entrepreneurial, coopératif) qui prennent la forme d’un agencement d’activités totalisant 12 crédits intégrés à même les cours à option d’un programme de baccalauréat. La formule se démarque par sa souplesse; tous les programmes sont libres d’y participer ou non, moyennant le dégagement d’un nombre suffisant de crédits de cours à option.

D’autre part, on peut penser aux divers microprogrammes qui soutiennent le développement de compétences professionnelles et favorisent l’insertion sur le marché du travail. D’abord développées à l’intention des étudiants de 3 e cycle (pensons au microprogramme de 3 e cycle d’enrichissement des compétences en recherche de l’Université de Sherbrooke, ou aux Écoles d’été doctorales et postdoctorales de l’Université de Montréal), la clientèle visée s’élargit : l’Université de Montréal annonçait récemment un microprogramme de 2 e cycle en compétences professionnelles ciblant spécifiquement des diplômés de baccalauréat souhaitant développer leurs habiletés professionnelles.

Des cours dédiés à la pratique

Pour rapprocher un programme de formation de la pratique, une voie fréquemment empruntée consiste à y inclure des activités créditées impliquant une certaine forme d’expérience sur le «terrain». Au-delà des stages et des cours pratiques, l’intervention communautaire évoquée précédemment est une façon d’y arriver; c’est ce que prévoit le Programme d’apprentissage expérientiel par l’intervention communautaire de l’Université de Sherbrooke, qui se donne comme mandat de faciliter l’intervention communautaire dans le cadre de cours existants.

On trouve des dispositions similaires à l’Université de Colombie-Britannique (qui offre des cours identifiés Community Service Learning), à l’Université du Québec à Trois-Rivières (les cours PICOM y sont dédiés aux projets d’intervention communautaire) et à l’Université Laval (via l’initiative Accès savoirs, qui permet aux étudiantes et étudiants de travailler sur des questions soumises par les milieux de pratique). De son côté, l’Université Ryerson a mis de l’avant un modèle d’apprentissage expérientiel où les étudiants d’un cours d’intégration web se joignent à l’équipe de recherche et développement du Digital Media Zone, un «incubateur universitaire» pour entreprises œuvrant en nouvelles technologies.

Dans un autre registre, les modalités d’enseignement peuvent permettre de se rapprocher du terrain; c’est le pari qu’a pris le microprogramme de 1 er cycle en travail de rue et de proximité de l’Université du Québec à Trois-Rivières, où chaque enseignant universitaire est jumelé avec un auxiliaire d’enseignement issu de la pratique en travail de rue.

Transformer ses programmes pour mieux s’arrimer à la réalité professionnelle

Certains programmes d’études utilisent le rapprochement avec la pratique pour se démarquer de la concurrence. À ce titre, le virage «terrain» prend la forme d’une révision complète, voire d’une remise en question des fondements du curriculum. Nous avons déjà évoqué cette tendance qui se manifeste de façon très claire aux études supérieures, notamment par la multiplication des professional science masters américains (voir le bulletin Perspectives SSF d’avril 2011).

La tendance semble se généraliser; même des programmes pourtant réputés conservateurs emboîtent le pas. Ainsi, en 2009, la Washington and Lee University School of Law a restructuré sa formation fondamentale en droit de façon à ce que la troisième année puisse être exclusivement consacrée à la fondamentale en droit de façon à ce que la troisième année puisse être exclusivement consacrée à la pratique. Des simulations permettent aux étudiantes et étudiants d’«intervenir» dans différents contextes au même titre que le feraient de véritables avocats. À la Harvard Business School, le programme de MBA a été revu et articulé autour du modèle FIELD (Field Immersion Experience for Leardership Development) qui mise pour sa part sur différentes formes d’apprentissage par l’intervention sur le terrain.

On s’interroge enfin quant à la pertinence de faire des milieux de travail le principal lieu de formation. En Grande-Bretagne, des entreprises offrent de la formation à l’interne, ce qui attire un nombre croissant de futurs travailleurs. Si les universités n’y sont pas encore, cet appel à un retour du «compagnonnage» commence à se faire entendre (Schalin, 2011).

Se rapprocher de la pratique… À quel prix?

Alors que l’offre de formation se transforme, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre, rappelant ce qu’il peut en coûter de vouloir rapprocher la formation universitaire de la pratique sur le terrain. Un rapport de recherche faisant état des premiers résultats obtenus par le Higher Education Quality Council of Ontario a notamment mis en lumière le prix à payer : surcharge de travail pour les différents acteurs impliqués, impact sur la capacité d’accueil et importance (souvent négligée) des structures requises pour soutenir les programmes intégrant davantage d’expérience pratique. Les auteurs rappellent d’ailleurs qu’il ne suffit pas de placer les étudiantes et étudiants «en action» pour favoriser leur apprentissage ou leur employabilité; les responsabilités confiées aux étudiants et l’encadrement qu’ils reçoivent doivent effectivement enrichir la formation académique reçue par ailleurs.

Même son de cloche de Lee Skallerup Bessette, de la Morehead State University, qui fait valoir, dans Inside Higher Ed, la charge que représente le développement de tels programmes aux cycles supérieurs sur le corps professoral. Elle mentionne notamment les difficultés engendrées par le fait d’héberger des programmes à vocation pratique dans des structures administratives conçues pour des programmes plus conventionnels.

Entre les tenants d’une formation plus pratique et les critiques qui en sont faites, des perspectives mitoyennes commencent néanmoins à se faire entendre. Pour ces observateurs, formation disciplinaire et formation professionnelle peuvent non seulement cohabiter, mais se compléter l’une l’autre à l’intérieur d’un même cursus. Daniel L. Everett, doyen de la Faculté des arts et sciences à l’Université Bentley, propose un exemple évocateur à cet égard : dans son institution, dédiée à la formation de professionnels de l’administration, on a mis en place un volet d’études plus générales (Liberal Studies Major) pour bonifier une formation jugée trop… pratique.

Sources

Blanchet, Elisabeth, «Grande-Bretagne : L’apprentissage, alternative à l’augmentation des frais de scolarité des universités», EducPros.fr, 9 novembre 2011.

Everett, Daniel L., «The Broccoli of Higher Ed», Inside Higher Ed, 30 août 2011.

Jaschik, Scott, «Overhauling Law School’s Third Year», Inside Higher Ed, 12 mars 2008.

Sattler, P., Wiggers, R. D., Arnold, C., «Combining Workplace Training with Postsecondary Education: The Spectrum of Work-Integrated Learning (WIL) Opportunities from Apprenticeship to Experiential Learning» (Higher Education Quality Council of Ontario), Canadian Journal of Apprenticeship, vol. 5, été 2011, 33 p.

Schalin, Jay, «The Apprentice»,Commentaries, site web du John William Pope Center for Higher Education Policy, 18 octobre 2011.

Skallerup Bessette, Lee, «Not so fast», Inside Higher Ed, 29 août 2011.

Articles Similaires

Vers des diplômes Google?

Jean-Sébastien Dubé et Éric Chamberland

Profession : chercheur – Les compétences aux cycles supérieurs

Jean-Sébastien Dubé et Sonia Morin

Tour des facultés : retour d’expériences et conseils

Jean-Sébastien Dubé

Ajouter un commentaire