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Libérer ou ne pas libérer? Pistes de réflexion pour favoriser des décisions optimales

par Véronique Bisaillon, Marianne Dubé et Serge Piché 


Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International


Dans une chronique de juin 2020, nous posions les ressources éducatives libres (REL) comme un véhicule incontournable d’une approche écoresponsable de la gestion des connaissances et contribuant à l’atteinte des objectifs de développement durable. Les licences dites libres soulèvent une myriade de questionnements et de réflexions pour qui s’intéresse aux modalités légales par lesquelles les connaissances et les œuvres sont utilisées, circulent et évoluent. Les postures individuelles face au savoir et à la circulation des idées semblent avoir des impacts significatifs sur les dispositions à réfléchir et à se positionner quant aux moyens pour faire circuler des ressources éducatives. Prenant un pas de recul par rapport au texte de juin 2020, le présent article propose d’explorer la relation au savoir du point de vue des valeurs et des ancrages culturels.

Consultez l’infographie dédiée sur les 5R d’une ressource éducative libre. Les licences libres sont à distinguer du libre accès et du libre de droit qui réfèrent au fait de pouvoir accéder gratuitement à certains contenus, mais qui n’offre généralement pas les permissions des 5R.

Reconnaître ses valeurs et sa relation au savoir

Le rapport au savoir est singulier et propre à chaque personne. C’est un processus en constante évolution et teinté par des valeurs et postures relatives à l’innovation, l’ouverture, le partage, la protection des traditions, la transmission, l’accomplissement personnel, l’ambition personnelle ou collective, la coopération ou l’esprit de compétition.

Pour mieux comprendre et expliquer sa relation au savoir et, incidemment, à la diffusion et au partage de celui-ci, Françoise Hatchuel propose un exercice de réflexion permettant d’identifier des valeurs personnelles à partir de trois questions :

  • Qu’est-ce qui me plaît dans le fait de savoir, d’apprendre ou de transmettre?
  • Quelles sont les émotions que je ressens quand je suis dans chacune de ces trois positions?
  • Quels en sont les enjeux pour moi?

En poursuivant la réflexion, il est possible de se demander…

  • dans quelle mesure j’envisage le savoir comme un système de connaissances en constante évolution dans lequel j’évolue?
  • qui suis-je par rapport au savoir : un simple récepteur, un passeur, un créateur, un contributeur actif à son enrichissement et sa diffusion?
  • ces savoirs qui m’habitent sont-ils issus de ma propre personne ou se sont-ils construits et structurés dans un processus itératif et interactif ponctué de lectures, d’écoute, d’observations et d’échanges avec autrui?

Reconnaître ses ancrages historiques et culturels

Au-delà des potentiels biais psychologiques individuels, partageons-nous collectivement des valeurs et coutumes pouvant orienter notre relation au savoir? La place des droits des auteurs dans nos sociétés s’est immiscée dans l’inconscient collectif et s’est développée progressivement. Le droit d’auteur lui-même s’est construit socialement et culturellement depuis cinq siècles. Philosophes, économistes, politiciens, juristes, magistrats et auteurs ont débattu et débattent encore du meilleur moyen de faire circuler les savoirs pour le bien collectif à prix juste et raisonnable (Pfister, 2020) tout en s’assurant que les personnes créatrices et autrices en tirent un revenu équitable pour soutenir leurs activités de création. Par exemple, pour le droit d’auteur qui nous intéresse plus particulièrement au regard des REL, les racines de son inscription dans les lois se trouvent dans une perspective philosophique naturaliste amenant à concevoir l’essence d’un individu comme étant intimement liée aux créations de son propre esprit (Bruncken, 1916).

Sur cette base, il est possible de se poser les questions suivantes :

  • Suis-je l’unique propriétaire de mon savoir, de mes connaissances, de mes idées et de mes créations?
  • Quelle relation de propriété devrais-je associer au savoir, à sa création et à sa diffusion?
  • Dans quelle mesure mes productions comme auteur ou auteure contribuent à définir mon identité?

Dans une perspective utilitariste, la diffusion sous copyright (©) constituerait le meilleur moyen d’encourager les individus à créer pour la communauté en les rétribuant et serait donc la modalité la plus efficace économiquement (Benhamou et Farchy, 2014). Landes et Posner (1989) synthétisent son importance en affirmant qu’en l’absence d’une protection par le copyright conférée par la Loi sur le droit d’auteur, « l’auteur et l’éditeur ne seront pas en mesure de récupérer ce que leur aura coûté la création d’un ouvrage » (traduction libre, p.328). Si ce regard économique classique est très présent aux racines des législations sur les droits des auteurs et donc de notre compréhension collective de ceux-ci, il est de plus en plus contesté. Certaines analyses économiques mettent par exemple de l’avant les limites du droit d’auteur en matière de rémunération des auteurs et d’effet incitatif à la création, en matière de partage de risque et en matière de diffusion : « S’il est difficile d’imputer l’ensemble des tendances relevées à la seule organisation du secteur par le droit d’auteur, on a montré que ce dernier ne corrige en rien l’incapacité du secteur à faire remonter les revenus vers les auteurs. » (Benhamou et Peltier, 2011). Plus largement, Plant questionnait déjà en 1934 la pertinence que le copyright s’applique de façon non discriminée à toutes les œuvres littéraires : « s’il y avait des raisons publiques de financer des projets particuliers […], les subventions provenant de la fiscalité générale ont plus d’avantages que le monopole du droit d’auteur. » (traduit avec www.Deepl.com/Translator p.193).

Dans ces perspectives, des pistes de réflexion seraient les suivantes.

  • Quels sont les coûts liés à la création et à la diffusion de mes œuvres et qui les financent?
  • Qu’est-ce que je considère comme un bénéfice lié à mes droits d’auteur et est-ce que j’en ressens une réelle satisfaction?
  • Quelle est la répartition des bénéfices des droits d’auteurs associés par défaut à mes créations?
  • Qui devrait bénéficier principalement des ressources produites par des fonds publics?

Comme Lessig le questionne dans Free Culture en 2004 (entre autres à propos des ravages du SIDA en Afrique et qui pourrait être extrapolé aujourd’hui à la situation liée au COVID-19), à quel moment, comme individu et comme société, devons-nous cesser de prioriser le droit à la propriété intellectuelle sur d’autres droits humains fondamentaux tels ceux visés par les objectifs de développement durable de l’ONU? Lessig est pourtant loin d’être un abolitionniste comme peut l’être Paley (voir encadré). Il défend plutôt une culture libre qui « est un équilibre entre l’anarchie et le contrôle. Une culture libre, comme un marché libre, […] est remplie de règles de propriété et de contrat qui sont appliquées par l’État. Mais de même qu’un marché libre est perverti si sa propriété devient féodale, de même une culture libre peut être pervertie par l’extrémisme dans les droits de propriété qui la définissent. » Il rappelle que « la plupart des logiciels libres et open source reposent fondamentalement sur le droit de propriété intellectuelle. Sans ce droit, les restrictions imposées par ces licences ne fonctionneraient pas ». Il en est de même des REL qui ont la mention CC BY et pour lesquelles l’obligation de citer l’auteur original pour toute réutilisation ou rediffusion ne peut exister que par la Loi sur le droit d’auteur.

En s’appuyant sur ces idées, il est possible de se poser les questions suivantes :

  • Est-ce important pour moi de savoir que mes productions sont accessibles et utiles au plus grand nombre?
  • Est-ce que le copyright de la Loi sur le droit d’auteur m’offre des options de diffusion en cohérence avec mes valeurs identifiées précédemment?
  • Ai-je de l’intérêt pour identifier des alternatives au copyright qui me permettraient d’octroyer des droits de diffuser mes productions, comme les licences libres, le libre accès ou le domaine public?

Culture de la permission

L’artiste Nina Paley promeut l’idée que les copyrights génèrent certains dommages parce qu’ils peuvent entraver la circulation de l’information (voir le Ted Talk Copyright is Brain Damage, Paley, 2015). Selon Paley, la culture est un phénomène vivant issu de la réception et de la transmission de l’information au travers les sens, d’un individu à l’autre et formant un réseau. La culture est ainsi un « métacerveau » ou cerveau collectif dont les individus constituent les neurones. Pour garder vivante cette culture, l’information doit circuler librement entre transmetteurs et émetteurs, ce qui génère innovation et progrès. Lorsque dans leur processus créatif les auteurs se questionnent à savoir s’ils ont le droit et la permission d’utiliser ou de référer à une œuvre et selon quelles conditions, des freins et de l’autocensure s’installent, ce qui constitue des « dommages à notre métacerveau », toujours selon Paley.

Les droits stipulés dans la Loi sur le droit d’auteur sont omniprésents dans nos réflexes et réflexions de créateurs, d’auteurs et d’utilisateurs sans qu’on en soit toujours conscients. Dans le contexte où le libre et les ressources éducatives libres gagnent en intérêt, le présent article vise à initier une réflexion afin d’expliciter cette relation au savoir du point de vue des valeurs et des ancrages culturels. Les questions de nature plus individuelle explorées ici (mes valeurs, ma posture) apparaissent intimement liées aux enjeux collectifs et au contexte social dans lequel les individus évoluent. Bien que le présent texte tente de circonscrire la réflexion aux REL, des limites émergent notamment du contexte juridique entourant la propriété intellectuelle, le droit d’auteur, les licences et la variété des œuvres et créations en jeu. Dans la mesure où les individus, voire les institutions, prennent position ou sont appelés à se positionner relativement au libre, il semble nécessaire de poursuivre cette réflexion, autant à l’échelle individuelle qu’institutionnelle, voire sociétale.


Références

Benhamou, F. & Farchy, J. (2014). Les fondements théoriques du droit d’auteur. Dans : Françoise Benhamou éd., Droit d’auteur et copyright (pp. 24-35). Paris: La Découverte.

Benhamou, F. et Peltier, S. (2011). Le droit d’auteur, incitation à la création ou frein à la diffusion ? Revue d’économie industrielle. No 135 p. 47 à 70. 

Bisaillon, V. et Dubé, M. (2020). La valeur ajoutée du libre ou la gestion écoresponsable des connaissancesPerspectives SSF, Université de Sherbrooke. 

Bruncken, E. (1916). The Philosophy of CopyrightThe Musical Quarterly, 2(3), 477-496. Retrieved January 19, 2021, from 

Chamberland, Dubé et Dubé (octobre, 2019). Perspectives SSF, Université de Sherbrooke. Repéré à https://www.usherbrooke.ca/ssf/veille/perspectives-ssf/numeros-precedents/octobre-2019/le-ssf-veille-quentend-t-on-par-ressources-educatives-libres-rel/

Hatchuel, F. (s.d.). La notion de rapport au savoir 

fabriqueREL. (s.d.). Qu’est-ce qu’une REL ? Site de la fabriqueREL https://fabriquerel.org/rel/

Landes W.M. et Posner R.A. (1989), « An Economic Analysis of Copyright Law », Journal of Legal Studies, vol. 18, n° 2, pp. 325-363. DOI : 10.1086/468150.

Lessig L. (2004), Free culture, The Penguin Press, New York.

Paley, N. (2015). Copyright is Brain Damage. TEDxMaastricht.     

Paley, N. (s.d.). Transmission (gif).  

Plant A. (1934), « The Economic Aspects of Copyright in Books », Economica, vol. 1, pp. 167-195. DOI : 10.2307/2548748Pfister, L. (2020). Brève histoire du droit d’auteur. L’Observatoire, 55(1), 9-11. 

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