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Retrouver sa classe et le plaisir d’enseigner

Enfin, j’ai retrouvé ma classe! C’est que je l’avais perdue. Je ne sais pas précisément où ni quand, probablement quelque part autour de 2010. Difficile de situer, tant ça s’est fait subrepticement, et que le changement s’est fait lentement. Mais un jour, ce fut l’évidence : le lien qui m’unissait à elle était étiolé par quelque chose qui s’était immiscé entre nous, d’abord de façon plutôt éparse, puis qui s’était généralisée.

Je suis professeure d’études littéraires et culturelles depuis 2003, et j’ai donné mon premier cours à titre de chargée de cours en 1995. En classe, le plaisir des échanges m’a tout de suite enchantée. Comme nous avons souvent des groupes relativement petits – d’une trentaine à une quarantaine d’étudiantes et étudiants, mes classes ont toujours été conviviales. Ce qui n’exclut pas une très bonne écoute des exposés magistraux, durant lesquels les étudiant·es sont à l’aise pour intervenir. J’aime dédramatiser la relation pédagogique en comparant la classe à un atelier; je rappelle qu’on est là pour apprendre des choses – selon la matière du cours : des connaissances, des techniques, des procédés d’interprétation, de l’histoire, des théories, etc. – et qu’on peut comparer ces « choses » à une matière malléable avec laquelle on doit se familiariser pour mieux apprendre à la manipuler, à la manier, bref à se l’approprier. Que la pensée soit immatérielle n’enlève rien à l’affaire : on « essaie » de penser avec de nouveaux mots et de nouveaux concepts, de comprendre tel texte à la lumière de telle proposition théorique, d’en situer un autre dans son époque maintenant qu’on en connait les grands traits, etc. On apprend que, dans les discussions, on peut se tromper, qu’il n’y a pas d’enjeu vital et que chacun·e est invité·e, avec ses collègues, à se joindre à la discussion, à dialoguer, dans le respect. Voire, il s’agit là, en sciences humaines du moins, d’un apprentissage essentiel.

Il faut dire que je n’hésite pas à interpeller les étudiant·es en leur posant directement mais simplement une question au beau milieu d’un exposé. Puis, après les quelques secondes usuelles où le silence envahit le local jusqu’à l’assourdir, j’en désigne une ou un en lui demandant : « Toi, qu’en penses-tu? » La première fois, j’explique que mon but n’est pas de coincer qui que ce soit : si la personne ne veut pas répondre, peu importe pour quelle raison (elle n’a pas lu le texte, elle est gênée), elle n’a qu’à passer son tour, sans être obligée de s’expliquer. Je n’en fais pas un drame et je cherche une autre interlocutrice ou un autre interlocuteur. Quand je commence à apprendre les noms (j’avoue les retenir de moins en moins facilement avec le temps!), il m’arrive de les interpeller directement : « Véronique, comment interpréterais-tu ce passage? »; « Dominique, qu’en penses-tu? »; « Toi, Francis, aurais-tu un exemple à nous donner? »; « Tu fronces les sourcils : tu n’es pas d’accord ou ce n’est pas clair? ». Bref, j’ai toujours été spontanée en classe, et j’ai toujours plutôt bien réussi à instaurer un climat d’ouverture aux échanges et à la discussion, à lever la gêne pour que chacune, chacun puisse se sentir à l’aise d’intervenir, aussi bien pour demander que je précise un point que pour émettre une nuance ou encore pour valider un point théorique par un exemple de son cru, tout cela étant bien entendu variable selon les groupes – ceux de première année étant peut-être les moins à l’aise pour participer.

Écouter la balado avec la professeure Isabelle Boisclair

Puis, un jour, il m’a semblé qu’il n’y avait plus personne dans ma salle de cours. Iels étaient bel et bien là, devant moi, mais leurs yeux ne me regardaient plus. Certain·es, de toute évidence, prenaient des notes, levant les yeux vers moi de temps à autre mais pour d’autres… comment dire : il n’y avait plus d’aller-retour. Quelqu’un – quelque chose – s’était interposé entre elleux et moi. Iels n’étaient tout simplement plus là, avec moi. Les yeux ne se relevaient plus de l’écran. Car il y avait désormais des écrans. Certain·es avaient les yeux perdus non pas dans leur écran mais dans celui du voisin d’à côté (qui « étudie » une vidéo spectaculaire sur un tsunami venant d’avoir lieu en Asie), celui de la voisine de devant (qui « analyse » son album photo) ou celui de son collègue qui, assis deux rangées en avant, scrolle sa page Facebook… J’ai d’abord juste déploré la chose, puis laissé aller.

Quand on enseigne, il y a ce paradoxe : après le cours, on ressort du local vidé·e mais chargé·e à bloc en même temps. Un jour, je suis sortie du local juste… vidée. Vidée et triste. La session suivante, présentant mon dossier pédagogique, j’ai annoncé que les ordinateurs étaient interdits en classe. J’ai bien entendu expliqué pourquoi. D’abord, parce que plusieurs recherches démontrent que leur présence affecte les résultats scolaires[1]. Ensuite parce que d’autres études suggèrent que la prise de note manuelle, plus organique, permet davantage de « travailler » la matière dès ce moment, notamment en l’organisant spatialement sur la page, en usant de codes (flèches, astérisques, soulignements, etc.) qui hiérarchisent l’information et, partant, favorisent son assimilation[2] : « The act of typing effectively turns the note-taker into a transcription zombie, while the imperfect recordings of the pencil-pusher reflect and excite a process of integration, creating more textured and effective modes of recall »[3].

Je leur rappelle également – on a tendance à l’oublier –, que le programme prévoit qu’iels accomplissent 3 heures de travail par semaine pour chaque cours de 3 heures. Je suggère donc qu’iels peuvent prendre ce temps pour saisir leurs notes de cours à l’ordinateur, prendre le temps de mieux les organiser, etc. Voire, qu’iels peuvent se mettre à 2, ou 3, ou former une petite équipe où chacun·e va contribuer à « parfaire » les notes de cours[4]. Bref, peu importe que le travail soit individuel ou collectif : pendant ce temps, iels se trouvent à repasser la matière, à mieux l’assimiler.

Enfin, je leur exprime le sentiment de désolation que me procure l’impression de n’avoir plus « personne » devant moi depuis l’arrivée en masse des ordinateurs en classe. Et que l’absence d’ordinateurs est positive pour elleux aussi : iels sont ainsi moins dérangé·es par les personnes qu’iels côtoient, à gauche, à droite ou devant.

Je me doute bien que ce n’est pas probablement pas possible d’interdire l’ordinateur dans toutes les disciplines. Je précise par ailleurs que je ne l’interdis pas aux 2e et 3e cycles, où la classe est souvent disposée en cercle, et où chacun·e est moins dérangé·e par les écrans des autres mais surtout parce qu’à ce stade, iels sont plus engagé·es dans leur parcours. Comme iels sont plus présent·es, ce n’est pas dérangeant s’iels googlent tel titre de roman ou nom d’autrice ou tout autre référent culturel dont nous sommes à discuter et qu’iels reviennent (ou pas) partager les informations trouvées avec les autres participant·es du séminaire. Voire : il m’arrive de leur demander de chercher telle ou telle information. Chose certaine, je les sens bien présent·es dans le local.

Et les étudiant·es, qu’en pensent-iels? Je n’ai pas fait de sondage scientifique, bien évidemment, mais s’iels paraissent étonné·es autant que quelque peu mécontent·es au début de la session, il en est autrement vers la fin de la session. Parfois, je triche un peu : après un échange particulièrement enrichissant où plusieurs personnes ont participé, je leur demande si cela aurait pu arriver avec la présence d’écrans. Iels admettent que c’est moins évident. Même chose à la toute fin du cours, nous en discutons un peu, et toutes et tous admettent que la salle de classe est plus dynamique. J’en profite pour souligner qu’iels ont un rôle à jouer dans l’établissement du climat de la classe, que tout n’est pas dans les seules mains du ou de la professeur·e. En fait, c’est la présence de chacun·e qui configure la classe.

Voilà donc. Exit les ordinateurs! Je n’en fais certainement pas un mot d’ordre, et chaque prof fait bien ce qu’il ou elle veut! Et je sais qu’il y a des pour et des contre, que c’est en débat. Mais voilà, c’était mon coup de gueule contre les ordinateurs en classe, ou plutôt non : mon coup de cœur pour le fait d’avoir retrouvé mes étudiantes et étudiants – et le plaisir d’enseigner.


[1] James Doubek, « Attention, Students: Put Your Laptops Away », NPR, 17 avril 2016;
Cindy May, « Students are Better Off without a Laptop in the Classroom », Scientific American, 11 juillet 2017; ;
Dan Rockmore, « The Case for Banning Laptops in the Classroom », The New Yorker, 6 juin 2014;
Michelle Denise Miller, « Can millennials pay attention to classwork while texting, tweeting and being on Facebook? », The Conversation, 26 juin 2015

[2] James Sukadow, « Want to Take Better Notes? Ditch the Laptop for a Pen and Paper, Says Science », Inc. (s.d.);
Eve Christian, « La prise de notes : plus efficace à la main ou à l’ordinateur? », Radio-Canada, 28 janvier 2016;
Cindy May, « A Learning Secret: Don’t Take Notes with a Laptop », Scientific American, 3 juin 2014.

[3] Dan Rockmore, op. cit.

[4] Il ne faut pas négliger ce qu’ils et elles peuvent apprendre aussi dans ce contexte.
Gerard Laetitia, « Pourquoi et comment favoriser l’apprentissage par les pairs à l’université? », Coopération universitaire, 8 juin 2015.

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