Ça se passe chez nous

Conception de produits innovants en équipes interdisciplinaires

Dans un environnement économique mondial en mutation, il faut reconnaître que la conception détaillée de produits de consommation se fait désormais essentiellement en Chine et en Inde. S’ils veulent se démarquer, les entrepreneurs québécois de demain devront travailler en amont, au niveau de l’idéation du produit. « C’est de la créativité appliquée », expliquera le professeur Jean-François Lalonde, maintenant secrétaire et vice- doyen à la formation exécutive de l’École de gestion.

Toutefois, le meilleur produit au monde ne se vendra pas s’il ne correspond pas aux attentes réelles des clients sur le terrain. Les étudiantes et étudiants en génie mécanique doivent donc apprendre à développer des marchés pour les solutions technologiques qu’ils imaginent. Au moment de se lancer en affaires, les étudiants de la concentration entrepreneuriat du baccalauréat en administration des affaires pouvaient difficilement développer des projets technologiques puisqu’ils ne disposaient pas de capacités de prototypage. Comment alors les sensibiliser aux complexités techniques qui accompagnent la production manufacturière?

Mise en commun

C’est pour répondre à ces lacunes et stimuler les occasions d’affaires que des enseignants de l’École de gestion et de la Faculté de génie ont combiné leurs efforts. Les professeurs Jean-François Lalonde et Jacques Baronet, de l’École de gestion, ont collaboré avec les professeurs Mathieu Picard, Ève Langelier, Jean-Sébastien Plante et François Charron, de la Faculté de génie. Depuis l’automne 2016, un nouveau cours conjoint de 6 crédits remplace désormais les précédents cours de développement de produit en génie et de créativité en gestion. Il s’agit de IMC 155 Conception de produits innovants.

Des formateurs des deux facultés enseignent, servent de mentors, agissent comme modèles : les étudiants les voient se côtoyer, se passionner pour leur matière respective, se contredire à l occasion…

Le cours IMC 155 est donné à deux groupes de 30 étudiantes et étudiants composés de futurs gestionnaires et de futurs ingénieurs qui doivent concevoir ensemble un produit technologique de A à Z, de l’idée au prototype, en passant par l’étude de marché et la rencontre d’investisseurs potentiels. Des formateurs des deux facultés leur enseignent, servent de mentors, agissent comme modèles : les étudiants les voient se côtoyer, se passionner pour leur matière respective, se contredire à l’occasion… Le cours a été redonné à l’automne 2017 par les professeurs David Rancourt et Jean-Sébastien Plante (génie), ainsi que par les chargés de cours Chloé Legris, Marc-André Caseau et Isabelle Tardif (gestion).

Développer un langage commun

Les professeurs Baronet et Picard témoignent d’une rivalité entre les étudiants des deux facultés, où certains préjugés ont la vie dure. Selon Mathieu Picard, de la Faculté de génie : « Les étudiants en génie ont une vision et cherchent un véhicule pour cette vision. Ils sont donc très attachés au produit. Ils peuvent éprouver des difficultés à aller sonder le client. Pour eux, l’entrepreneuriat consiste à lancer une compagnie pour faire de l’argent… » Jacques Baronet, de l’École de gestion, enchaîne : « À l’inverse, les étudiants en gestion portent un grand intérêt aux demandes du client, mais ils ne s’intéressent pas beaucoup aux contraintes techniques relatives au produit. Ils demanderont aux ingénieurs de faire le produit plus petit, plus léger, etc., sans réaliser tout ce que cela implique… »

Le groupe d’enseignants souhaitait donc que leurs étudiants découvrent la réalité de travailler en équipe avec des étudiants d’un autre domaine. Compte tenu de la complexité des problèmes à résoudre, rares seront les professionnels qui pourront faire carrière en n’échangeant des idées qu’avec des collègues provenant de la même filière qu’eux. Du reste, l’interdisciplinarité est à la base des démarches modernes d’entrepreneuriat (design thinking, effectuation), rappelle le professeur Jean-François Lalonde.

L’interdisciplinarité est à la base des démarches modernes d’entrepreneuriat

« Vivre des succès à travailler en commun avec d’autres professionnels, en apprenant à connaître l’autre, son langage et ses compétences, peut faire réaliser que la force de deux disciplines permet d’aller plus loin », estime Mathieu Picard. Son collègue Jacques Baronet abonde dans le même sens : « Le langage est important. Nous sommes un peu prisonniers de nos paradigmes… La diversité permet plus de créativité, mais fait aussi que l’on a de la difficulté à se comprendre. Pour donner ce cours ensemble, les enseignants ont dû développer un langage commun, puis doivent accompagner les étudiants tout au long du processus, sinon chacun retourne dans ses habitudes… Le projet constitue un but commun pour les étudiants qui les amène à travailler ensemble. »

Besoin d’un espace-temps commun

« … [L]’étudiant tient un rôle principal. La classe offre des conditions d’expérimentation dans lesquelles les étudiants sont amenés à entreprendre un processus de conception. L’apprentissage est axé sur le faire, les interactions entre les pairs, les essais et erreurs, les itérations, les applications réelles, l’agilité ainsi que la validation terrain. […] L’interdisciplinarité est au cœur de l’approche pédagogique privilégiée… » (Perreault et Grandbois, Rapport sur le cours IMC 155, 2017)

Lorsqu’on leur demande quelles sont les conditions gagnantes pour faciliter cette interdisciplinarité, les professeurs interrogés sont catégoriques : il faut dégager des moments en commun dans les horaires des deux programmes pour permettre aux étudiantes et étudiants de se rencontrer et de travailler ensemble. Malgré les casse-têtes logistiques que l’on peut imaginer, les étudiants d’IMC 155 ont pu disposer de deux journées complètes (les lundis et les mardis) pour se rencontrer et travailler sur leurs projets. Les avant-midis étaient consacrés aux cours, alors que les après-midis permettaient les rencontres d’équipes et du coaching par les enseignants. Il est aussi intéressant d’offrir un espace commun pour ces rencontres. Les premières itérations du cours se sont basées à La Fabrique et au 3IT. Le futur studio de création de la Faculté de génie offrira un cadre idéal pour ce genre d’activité pédagogique.

Pour donner ce cours ensemble, les enseignants ont dû développer un langage commun

Pour le moment, il y a davantage d’étudiants en génie (6) dans chaque équipe que d’étudiants en gestion (2), mais la popularité grandissante de la concentration entrepreneuriale à l’École de gestion devrait contribuer à rééquilibrer les choses pour les prochaines cohortes. Cet équilibre est éminemment souhaité par les enseignants pour favoriser une plus grande interdisciplinarité.

Enseigner et évaluer en commun

Si des professeurs convaincus de deux facultés ont développé IMC 155 ensemble, il faut noter que chaque séance de cours et de travaux pratiques est donnée par deux enseignants (un de chaque discipline). Cette double disponibilité dans une approche axée sur la pratique est grandement appréciée des étudiants. Ce genre de cours a néanmoins pour effet d’au moins doubler le travail des professeurs, qui doivent fournir une présence presque continue, et qui leur demande davantage de travail (réunions de planification, de debriefing, etc.). Lorsque des professeurs sont passionnés et croient à l’importance d’un cours, ils peuvent toujours réorganiser leurs autres priorités académiques. Cependant, la concertation qu’exige l’interdisciplinarité ne figure pas dans la tâche des chargés de cours.

Tel qu’ils l’enseignent dans le cours, les professeurs ont fait de la première mouture d’IMC 155 un projet- pilote qui s’améliorera au fil des intérations. La première version du cours (automne 2016) n’était pas parfaite, mais ils ont constamment cherché à l’ajuster en cours de route. Au départ, les enseignants avaient « mis toute la matière ensemble » et essayé d’élaguer le superflu. Ils ont toutefois dû constater que la théorie et le projet devenaient trop lourds à gérer pour les étudiants. Dès la deuxième itération (automne 2017), la théorie est davantage liée aux besoins de connaissances que suscitent l’avancement des projets. On a enlevé les redites entre créativité, conception et entrepreneuriat pour se limiter à huit capsules d’une heure trente de théorie distribuées à divers temps forts dans le développement du projet. On tente d’améliorer l’interdisciplinarité en intégrant davantage les contenus. On songe à ajouter de la formation au travail d’équipe et au leadership. De même, l’évaluation porte davantage sur le projet lui-même que sur les lectures à faire pour intégrer la théorie.

L’évaluation se fait aussi de manière interdisciplinaire

L’évaluation se fait aussi de manière interdisciplinaire. Le produit technologique doit impérativement répondre à un besoin clairement exprimé par des clients potentiels. Un projet sans avenir doit être abandonné en cours de semestre, au profit d’une meilleure idée. Les étudiantes et étudiants doivent présenter sur une base hebdomadaire l’état d’avancement de leurs projets, sans compter le pitch final, façon Dans l’œil du dragon. Ce sont donc les prototypes fonctionnels d’un drone de sauvetage, d’une brosse rotative à lunettes, d’un séchoir à graines de cardamome, d’une machine à cocktails, d’une remorque à bac de recyclage automatisée, d’une peluche interactive, d’une litière anti-odeur et d’un aspirateur à piscine qui ont été présentés au jury en décembre 2016.

Par ailleurs, chaque étudiant doit remettre un portfolio de son travail individuel. Si l’on ne s’attend pas à ce que chacun d’entre eux touche à toutes les dimensions du projet – les professeurs notent le défi des étudiants d’entrepreneuriat à faire du prototypage technique – on considère que tous peuvent y contribuer selon leurs forces et leurs affinités. Qu’ils soient spécialistes en ingénierie ou en entrepreneuriat, les enseignants se séparent l’évaluation des présentations et des portfolios, dont ils sont tous capables de jauger le potentiel.

Des opportunités hors du commun

Le cours IMC 155 s’inscrit comme un jalon important des programmes de génie mécanique et de la concentration en entrepreneuriat au baccalauréat en administration. En génie mécanique, il est enseigné en cinquième session d’études, après deux stages, en préparation aux cours du projet majeur de conception IMC 900, 916 et 917 (Projet de conception I, II et III). En entrepreneuriat, IMC 155 est offert en deuxième année, après un stage. Il suit les cours ACT 101 Préparation à la création d’entreprise et ACT 201Lancement, gestion et fermeture d’entreprise, en préparation notamment aux cours ACT 621, 622, 623 (Projet dirigé I, II et III) offrant du coaching pour le démarrage d’une entreprise.

Le cours IMC 155 s’inscrit comme un jalon important des programmes de génie mécanique et de la concentration en entrepreneuriat au baccalauréat en administration.

Les enseignants en sont conscients : il s’agit d’un cours exigeant. Cependant, ils croient que les étudiantes et étudiants ont beaucoup à y gagner. IMC 155 permet aux étudiants de travailler sur des mandats tout en diversifiant leurs réseaux d’affaires, en ayant accès à du mentorat et à du financement en vue de créer une entreprise technologique bien à eux, s’ils le désirent. Le cours les met en contact avec d’autres étudiants aux talents très complémentaires aux leurs. « Ce peut devenir un tremplin exceptionnel pour lancer un projet de conception majeur en génie ou le développement d’une jeune pousse (start-up) en gestion », illustre Jean-François Lalonde.

Les concepteurs du cours croyaient qu’une telle opportunité motiverait d’emblée les étudiants à se donner davantage afin de pousser plus loin l’expérience. C’est le cas pour plusieurs d’entre eux : inscriptions à des concours d’entrepreneuriat technologique, concepts qui se poursuivent effectivement comme projets majeurs en équipes interdisciplinaires, fréquentation de l’écosystème entrepreneurial…

Toutefois, il appert que certains autres ont de la difficulté à apprécier cette occasion d’apprentissage et d’affaires qui leur est livrée sur un plateau d’argent. Manque d’expérience? de maturité? On ne veut pas qu’ils aient le temps de s’encarcaner dans leurs paradigmes disciplinaires, mais est-ce que l’interdisciplinarité arrive trop tôt dans leur cursus? L’engouement pour IMC 155 serait-il plus significatif s’il s’agissait d’un cours à option contingenté comme dans certains programmes à Stanford ou au MIT, plutôt que d’un cours obligatoire? On explore diverses hypothèses.

Une chose est certaine : malgré les difficultés d’implantation d’ordre pédagogique et logistique qu’ils représentent, les cours et les programmes interdisciplinaires sont appelés à se multiplier. Ceux qui développent ces cours et se lancent dans de telles expériences de formation deviennent des pionniers qui ouvrent des sentiers pour ceux qui les suivront. Leur démarche itérative semble un bon compromis entre le besoin d’innover en formation et le besoin de mitiger le risque inhérent aux nouvelles formules pédagogiques. Ils méritent notre admiration et notre reconnaissance.

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