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Profession : chercheur – Les compétences aux cycles supérieurs

L’équation est connue : il y a moins de postes de professeurs ou de chercheurs dans les universités pour davantage de doctorants. Entre 1980 et 2010, le nombre d’inscriptions à la maîtrise a triplé et le nombre d’étudiants au doctorat serait désormais quatre fois et demie plus élevé (Rose, 2012). Dans certaines disciplines, seuls quelque 30 % des diplômés de 2 e et 3 e cycles trouveront un emploi en milieu universitaire au Canada. Il faudra donc que la grande majorité d’entre eux cherchent du travail hors des institutions d’enseignement supérieur, dans le privé ou le secteur public.

Les étudiantes et étudiants aux cycles supérieurs constituent une importante part de la force de travail en recherche en milieu universitaire. Leur formation et les compétences disciplinaires qu’ils ont acquises sont encore essentiellement orientées vers cette recherche et sont donc parfois difficilement transférables vers d’autres milieux. Comment les rendre plus attrayants pour des employeurs non universitaires? Mais surtout, quelles compétences doivent-ils développer pour atteindre cette polyvalence?

Ajoutons à cela des préoccupations pour ne pas prolonger la durée des études, pour que les nouvelles compétences s’intègrent dans l’expérience actuelle des études supérieures, pour s’assurer qu’elles soient démontrables… le tout dans un contexte de raréfaction des ressources en milieu universitaire. Bref, on se retrouve avec un joli casse-tête.

Quelles compétences?

Dans ses différents travaux sur cette question, l’Association canadienne des études supérieures (ACÉS) a identifié neuf compétences prioritaires à développer pour l’employabilité des étudiants des cycles supérieurs :

  1. communication et relations interpersonnelles
  2. pensée critique et créative
  3. efficacité personnelle
  4. intégrité et conduite éthique
  5. compétences professorales
  6. leadership
  7. gestion de la recherche
  8. mobilisation et interprétation des connaissances
  9. responsabilités sociales et civiques

L’ACÉS considère aussi que les compétences de communication (1), de gestion (7), d’enseignement (5) et d’éthique (4) sont les plus susceptibles d’être transmises en milieu universitaire. Dans un document publié en 2012, Marilyn Rose effectue d’ailleurs une distinction entre les compétences universitaires (pensée critique, rédaction, présentation, publication, éthique, propriété intellectuelle) et les compétences transférables préparant au monde du travail (aptitudes interpersonnelles, communication avec divers publics, gestion du temps et de projet, esprit entrepreneurial, etc.). Elle explique :

«… [R]elativement peu de programmes semblent être conçus pour montrer aux étudiants comment ils peuvent apprendre à cibler les compétences “transférables” et à les présenter comme des attributs à des employeurs potentiels.

«Il semble donc nécessaire d’offrir davantage d’occasions aux étudiants d’apprendre comment cibler les compétences transférables acquises dans le cadre de leur formation universitaire et les “transférer” à des personnes non spécialisées (par exemple, le public et des employeurs potentiels).» (Rose, 2012)

Quelles avenues de développement professionnel?

Le plus souvent, le développement de ces compétences professionnelles est offert aux étudiants de la maîtrise et du doctorat sous forme de formations complémentaires et facultatives comme notre propre microprogramme de 3 e cycle d’enrichissement des compétences en recherche, les ateliers siglés et l’École d’été doctorale et postdoctorale à l’Université de Montréal, les programmes GradProSkills à l’Université Concordia ou SKILLSETS à l’Université McGill. Ces formations doivent donc être financées, organisées, publicisées, parfois évaluées et éventuellement certifiées ou du moins reconnues pour permettre aux étudiants de démontrer ces atouts à de futurs employeurs. On peut également penser qu’il serait intéressant que des partenaires externes, notamment d’éventuels milieux de travail, collaborent à ces formations.

Toutefois, dans un article publié récemment dans Affaires universitaires, le professeur Paul Yachnin, de l’Université McGill, est plutôt d’avis que les programmes – notamment en sciences humaines – devraient changer de l’intérieur afin d’augmenter l’employabilité des étudiants :

«Les doctorants cultivent une foule de compétences en recherche, en organisation et en communication dans le cadre de leur programme. […]

«[Ils] peuvent développer leur capacité à passer efficacement d’un domaine d’activité à un autre en cultivant leurs compétences publiques (compétences en archivage pouvant éclairer des enjeux publics actuels, capacité à utiliser différents styles d’écriture pour des lectorats différents). Pour les aider à y arriver, les facultés des sciences humaines devront modifier leurs pratiques autant que leur culture interne.» (Yachnin, 2015)

Il précise encore, dans la version anglaise du texte : «Among other things, the add-on skills-training programs across the country seem designed to remain well out of the way of faculty and their traditional practices. It is time now for humanities faculty to take a leading part in public skills training, […] so that they lead and are seen to lead to a multiplicity of career pathways rather than to only one.» (Yachnin, 2015)

Il semble en effet difficile d’impliquer les professeurs dans ce type d’initiatives de professionnalisation des étudiants aux cycles supérieurs. Marilyn Rose avance certaines pistes d’explications :

«… [I]l est ardu de faire adhérer les professeurs à l’idée selon laquelle des programmes de perfectionnement professionnel sont essentiels au succès des détenteurs de diplômes d’études supérieures sur un marché du travail exigeant, tant en milieu universitaire que non universitaire. […] La plupart des professeurs n’ont pas été formés dans une optique de perfectionnement de compétences transitoires, ni formés à se “vendre” dans les milieux concurrentiels, souvent non universitaires : c’est pourquoi il est difficile pour eux de constater que les besoins de leurs étudiants actuels puissent être différents.» (Rose, 2012)

Tant que cette situation demeure, il apparaît difficile d’espérer une meilleure intégration des compétences transférables dans la formation disciplinaire à la maîtrise et au doctorat.

Des ressources en ligne

Une autre avenue commence à être explorée : les ressources numériques de professionnalisation accessibles en ligne, qu’il s’agisse de forums, de catalogues d’autoformations ou de portfolios.

Ainsi, l’Ontario Consortium for Graduate Professional Skills a mis en ligne MyGradSkills.ca, un portail Web qui donne accès à des modules de formation en ligne gratuits (enseignement et apprentissage, communication, entrepreneuriat, perfectionnement de carrière, etc.). On y trouve aussi un centre d’échanges sur la formation aux compétences professionnelles, des blogues, et des panels virtuels sur les carrières et le perfectionnement professionnel. Le portail s’adresse aux étudiantes et étudiants de toutes les disciplines et de partout à travers le Canada et le monde.

En France, l’ABG (Association Bernard Gregory) se spécialise dans l’insertion professionnelle des doctorants et postdoctorants. Par exemple, elle a organisé un concours d’argumentaires de vente (pitchs) pour cette clientèle. La formule rappelle celle de Ma thèse en 180 secondes à la différence qu’ici il s’agit d’expliquer sa recherche à des responsables d’entreprise et de leur faire voir sa valeur ajoutée et ainsi se démarquer comme un futur employé attrayant.

En collaboration avec la Conférence des présidents d’université et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), l’ABG vient de lancer un portfolio électronique, le MyDocPro, qui permet :

  • «aux docteurs de se constituer un portfolio de compétences en piochant dans différents items. Ils peuvent ainsi se forger plusieurs profils afin de mettre en avant tel ou tel aspect de leur projet professionnel, puis choisir de les rendre publics, ou bien de les conserver pour un usage privé;
  • aux entreprises de visiter le site, mais aussi mettre en ligne des exemples de profils qui les intéressent;
  • aux responsables académiques de diagnostiquer les compétences peu développées chez leurs doctorants et décider, en fonction de la politique de chaque établissement, de mettre en place des formations».

MyDocPro répertorie 24 compétences regroupées en 4 catégories :

Image : MyDocPro.co

Il serait intéressant de mesurer, dans un an ou deux, le taux d’utilisation de ce portfolio tant par les étudiants que par les employeurs. On sera alors à même d’évaluer sa pertinence à l’ère des ressources humaines 2.0.

Une situation exacerbée en sciences humaines

En 2014, le Canada et les États-Unis ont tous les deux publié des rapports sur le doctorat en sciences humaines, alors que les étudiants qui s’y inscrivent visent essentiellement des carrières universitaires et que la durée moyenne des études peut atteindre neuf ans et demi.

Au Canada, un livre blanc (White Paper on the Future of the PhD in Humanities) «soutient qu’il faudrait repenser l’objectif de l’enseignement supérieur, particulièrement en sciences humaines, afin de mieux préparer les étudiants à occuper des emplois ailleurs qu’en milieu universitaire» [NDLR : notre emphase]. Le Livre blanc présente sept recommandations. Nous soulignons en gras celles qui touchent particulièrement à la professionnalisation de ces programmes :

  1. La création d’un service de planification et de placement consacré aux carrières professionnelles autres qu’académiques
  2. La thèse devrait être remplacée par un ensemble cohérent 
  3. Le rehaussement des critères de compétences numériques (digital literacy)
  4. L’élargissement des conditions d’admission à d’autres critères que les résultats académiques
  5. L’appropriation de la problématique des carrières non académiques en sciences humaines par tous les acteurs : étudiants, professeurs et administrateurs
  6. La signature d’une entente entre les organisations leaders en sciences humaines afin de suivre l’évolution des programmes de Ph.D. : recrutement, durée des études, taux de diplomation, insertion professionnelle (trois, cinq et dix ans après la diplomation ou l’abandon).

Aux États-Unis, la recommandation clé du rapport Task Force on Doctoral Study in Modern Language and Literature par la Modern Language Association (MLA) pourrait se formuler ainsi : que les départements conçoivent des programmes de doctorat que les étudiants peuvent compléter en cinq ans. Cependant, divers autres changements sont proposées : «pacing and quantity of coursework; increasing student competencies beyond literary language and analysis; adding modes of evaluation; and altering the nature of the dissertation prospectus in the process» (Flaherty, 2014). Les recommandations du rapport américain sont les suivantes (ici encore, nous soulignons en gras celles qui touchent à la professionnalisation) :

  1. Restructurer le programme de Ph.D.
  2. Intégrer davantage les technologies
  3. Réinventer la thèse
  4. Réduire la durée des études
  5. Enrichir la préparation à l’enseignement
  6. Offrir plus d’occasions de professionnalisation
  7. Créer un climat de mentorat universitaire
  8. Revoir le rôle des conseillers aux études supérieures
  9. Endosser et promouvoir la diversité des carrières pour les doctorants
  10. Revoir les conditions d’admission

Dans l’un ou l’autre rapport, il ne semble pas y avoir eu de remise en question du nombre de programmes de doctorat en sciences humaines ni du nombre d’étudiants qu’on y inscrit.

Les compétences à la maîtrise

La situation des compétences à acquérir à la maîtrise mérite une ré§exion particulière. Un article du Devoir paru en novembre 2014 rappelle que l’Association des doyens des études supérieures au Québec (ADESAQ) a produit deux rapports sur la nature, la structure et les activités associées à la maîtrise au Québec : Partie I (septembre 2007) et Partie II (juin 2009).

En voici quelques extraits :

«Au Québec, comme au Canada, les compétences associées à la maîtrise se rapprochent beaucoup de celles identi¦ées pour les doctorats, ce qui pourrait être un facteur expliquant la durée des études de maîtrise. L’ADESAQ […] propose entre autres aux universités d’élaborer une grille de compétences pour les maîtrises de type professionnel et recherche ainsi que pour le doctorat.» (Letarte, 2014)

«Ici, certains mémoires de maîtrise ont des allures de minidoctorats et l’étudiant a eu besoin de trois ans, voire quatre, pour terminer son programme, alors que le doctorat dure quatre ans». Aux yeux de Jean Dansereau [professeur, directeur adjoint, affaires académiques et internationales, et directeur des études supérieures à l’École polytechnique de Montréal], il faut permettre à la maîtrise québécoise d être plus compétitive sur le marché international en la recentrant sur son rôle premier, qui est d’initier l’étudiant à la recherche. (Letarte, 2014)

«Après huit ou dix mois de maîtrise, l’étudiant devrait se questionner, affirme M. Dansereau. Aime-t-il ce qu’il fait? Est-il doué pour la recherche? Envisage-t-il une carrière qui nécessite un doctorat? Si c’est le cas, il ne devrait pas être obligé de terminer sa maîtrise; on devrait lui proposer de passer directement au doctorat. Il faut redonner à la maîtrise l’ampleur qu’elle devrait avoir.» (Letarte, 2014)

(Pas de) Conclusion : la réflexion se poursuit

La réflexion autour des compétences professionnelles à intégrer à la maîtrise et au doctorat est toujours en cours. L’ADÉSAQ proposera un référentiel de compétences prochainement : «Un groupe de travail de l’ADÉSAQ est en train de finaliser une grille dont les universités pourront s’inspirer pour créer la leur», selon le professeur Dansereau (Letarte, 2014). Pour sa part l’ACÉS vient de tenir à McGill un colloque qui s’intitule Future Humanities: Transforming Graduate Studies for the Future of Canada, les 21 et 22 mai dernier.

D’importantes questions se posent encore, dont certaines comportent une dimension éthique :

  • Comment soutenir l’insertion professionnelle des étudiants internationaux qui diplôment?
  • Qu’en est-il de l’insertion professionnelle des stagiaires postdoctoraux lorsqu’ils doivent se trouver de l’emploi hors de nos campus?
  • Quelle part du développement de l’employabilité revient aux étudiants? Comment les aider sans les déresponsabiliser?
  • Devra-t-on se résoudre à limiter les inscriptions et à fermer certains programmes? «[Daniel Purdy, professor of German studies at Pennsylvania State University] said that there are ethical issues with graduate program size that play out in different ways. There are ethical questions in “preparing people for jobs that don’t exist, “he said. But so too there is “an ethical obligation not to let a program disappear.“» (Jaschik, 2014)

Sources

Association canadienne pour les études supérieures, Repenser le doctorat, programme de la conférence annuelle 2014, 27-30 octobre 2014, p. 9.

Blitman, Sophie, «Doctorants, pitchez votre thèse en deux minutes», EducPros.fr., 5 janvier 2015.

Blitman, Sophie, «Une plateforme web pour valoriser les compétences des docteurs en entreprise», Educ-Pros.fr, 11 février 2015.

Flaherty, Colleen, «5-Year Plan», Inside Higher Ed, 28 mai 2014.

Godbout, Julie, «Who wants to be a gestionnaire?», Agence Science-presse, 27 avril 2014.

Institute for the Public Life of Arts and Ideas,  White Paper on the Future of the PhD in the Humanities, Université McGill, décembre 2013.

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