Bon nombre de programmes à visée professionnelle doivent composer avec l’agrément octroyé par les organismes régissant l’accès à la profession. Les modalités d’accès au titre professionnel varient grandement d’un domaine à l’autre. Pour certains, l’obtention du diplôme donne directement accès au titre professionnel : c’est le cas par exemple du baccalauréat en chimie ou en biochimie (qui donne accès à l’Ordre des chimistes du Québec), du baccalauréat ou de la maîtrise en service social (qui donne accès à l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec) ainsi que de la maîtrise en psychoéducation
(qui donne accès à l’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec). Pour d’autres, il s’agit d’un préalable auquel s’ajoutent des exigences supplémentaires avant de pouvoir accéder au titre souhaité : les diplômés d’un baccalauréat en droit doivent ainsi compléter une formation à l’École du Barreau de même qu’un stage de six mois, alors que les diplômés du doctorat en médecine sont tenus de compléter un programme de résidence ainsi que de réussir un examen (celui du Collège Royal des médecins et chirurgiens du Canada ou du Collège des médecins de famille du Canada).
On pourrait penser que pour les responsables de tels programmes, ce besoin de rendre des comptes constitue un frein à l’innovation pédagogique et encourage le statu quo, soit le maintien d’une approche plutôt traditionnelle de la formation qui a déjà fait ses preuves. Or, force est de constater que plusieurs de ces programmes sont, au contraire, innovants et à l’avant-garde sur le plan pédagogique.
Comment conjuguer le risque inhérent à l’innovation et la démonstration de l’atteinte des standards exigés pour obtenir son accréditation?
Ce constat soulève une question intéressante, celle de la conciliation du caractère exploratoire associé au développement de programmes de formation innovants avec un processus d’agrément établi, générique et normé. Comment conjuguer le risque inhérent à l’innovation et la démonstration de l’atteinte des standards exigés pour obtenir son accréditation?
Les contextes sont très variables d’un programme à l’autre, mais les deux cas de figure suivants offrent un point de vue qui, bien qu’il soit partiel, reste néanmoins éclairant sur la question.
L’agrément en génie : innover pour améliorer le processus de formation
Pour mener au titre d’ingénieur, tous les programmes de baccalauréat en génie doivent être agréés par le Bureau canadien d’agrément des programmes de génie. Le processus comporte deux volets : évaluer si le programme permet aux diplômés de développer les 12 qualités liées à la pratique de l’ingénieur (analyse de problèmes, conception, déontologie…) et examiner les processus d’amélioration continue des programmes. Pour ce faire, on demande aux responsables de fournir un vaste éventail de données (résultats d‘étudiants, équipement et locaux disponibles, composition du corps enseignant, calcul des heures de formation…), d’artéfacts (plans de cours, spécimens de travaux, examens…) et d’outils de mesure permettant de traiter les données colligées et d’évaluer l’atteinte de chacune des qualités visées. Les données, les analyses et une visite de quelques jours par des évaluateurs mandatés par le Bureau canadien d’agrément des programmes de génie complètent le processus.
Le Bureau canadien d’agrément des programmes de génie voit d’un bon œil l’innovation pédagogique, qu’il considère comme un moyen d’améliorer l’environnement de formation que nous offrons à nos étudiants.
Ces dernières années, plusieurs programmes de baccalauréat en génie de l’Université de Sherbrooke ont mis en place des innovations majeures, par exemple l’apprentissage par problème et par projet en ingénierie en génie électrique et informatique ainsi que l’implantation des projets d’intégration en génie mécanique. Pour ces programmes, le maintien de l’agrément constituait un enjeu de taille. Or, aux dires de Catherine Pilon, coordonnatrice du processus d’agrément à la Faculté de génie, les innovations mises en place ont été bien reçues : «Le Bureau canadien d’agrément des programmes de génie voit d’un bon œil l’innovation pédagogique, qu’il considère comme un moyen d’améliorer l’environnement de formation que nous offrons à nos étudiants.» Elle observe d’ailleurs que ce souci de bonifier la formation offerte constitue une préoccupation qui rejoint la pratique des ingénieurs, intéressés par l’optimisation des processus, ce qui pourrait expliquer cette ouverture de l’organisme d’agrément au renouvellement pédagogique. Il est à noter que les évaluateurs ne se sont pas tant prononcés sur les méthodes pédagogiques en elles-mêmes mais plutôt sur la qualité des programmes de formation.
Pour le corps enseignant, la démarche d’agrément a représenté un effort de mobilisation sans précédent vu l’ampleur des données exigées et la lourdeur de la démonstration à faire. Elle aura néanmoins généré une étonnante satisfaction en permettant de porter un regard neuf sur des pratiques d’évaluation et d’enseignement auxquelles on s’attarde rarement. Cette valorisation du processus d’évaluation n’est probablement pas étrangère à la culture de l’amélioration des processus propre au domaine.
L’accès à la pratique infirmière : de multiples balises à respecter
Le processus d’agrément du baccalauréat en sciences infirmières est géré par l’Association canadienne des écoles en sciences infirmières. Au Québec, cet agrément n’est pas exigé pour pratiquer mais contribue à l’attractivité du programme et à la mobilité de ses diplômées et diplômés souhaitant œuvrer ailleurs au Canada d’où l’intérêt pour les programmes québécois de s’y conformer Pour pratiquer au Québec les infirmières sont tenues de détenir un permis d’exercice de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec octroyé à la suite d’un examen terminal. C’est donc dire que même s’il ne procède pas à un agrément formel du programme, l’Ordre exerce tout de même une certaine influence en déterminant les conditions à remplir pour pouvoir accéder à l’examen, parmi lesquelles on compte celle d’être issu d’un programme de formation respectant certaines prescriptions (par exemple un nombre déterminé d’heures de formation et de stages dans certains domaines).
D’autres restrictions découlent par ailleurs des recommandations formulées dans la foulée des travaux d’élargissement du champ de la pratique infirmière menés par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec et le Collège des médecins. Des contraintes régissent également l’accès aux milieux de stage puisque les stagiaires doivent être inscrits au tableau de l’Ordre, qui prévoit deux statuts à leur intention (celui de candidat à la profession et celui d’externe) qui balisent les gestes autorisés selon les conventions collectives en vigueur dans les établissements de santé. Chacun de ces statuts ayant ses propres spécifications en termes de nombre d’heures de formation exigées, il s’agit là encore de contraintes supplémentaires à considérer non seulement pour déterminer le nombre d’heures de formation allouées par thème mais également en regard de la chronologie de l’introduction de chacun des thèmes abordés tout au long du programme.
Sur le plan pédagogique, le programme de baccalauréat en sciences infirmières a récemment été restructuré en profondeur suivant une approche de parcours de professionnalisation. À cet effet, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec n’a pas été formellement appelé à valider les modifications apportées au programme, mais l’équipe chargée de la révision a dû tenir compte de l’ensemble des balises établies afin d’assurer l’insertion professionnelle des stagiaires et des diplômées et diplômés. Les nouvelles approches pédagogiques seront quant à elles évaluées lors de l’agrément de l’Association canadienne des écoles en sciences infirmières.
Le programme en sciences inrmières procède à un exercice de cartographie curriculaire pour s’assurer que les modications ponctuelles à venir se feront en préservant à la fois la cohérence pédagogique du programme et les balises externes à respecter
Pour la directrice du baccalauréat en sciences infirmières, Frances Gallagher, la gestion d’un tel programme pose un énorme défi de cohérence et de pérennité. En effet, comment s’assurer que les modifications ponctuelles à venir se feront en préservant à la fois la cohérence pédagogique du programme et les balises externes à respecter? À cet égard, une solution est présentement en développement : le programme procède à un exercice de cartographie curriculaire en fonction du parcours de professionnalisation, des normes de l’Association canadienne des écoles en sciences infirmières ainsi que de la mosaïque de compétences de l’Ordre. Cet effort permettra de documenter les cours, les contenus couverts ainsi que les approches mises en place. Les données ainsi obtenues, de même que la possibilité de générer des rapports ponctuels, devraient faciliter la reddition de comptes ainsi que l’analyse du programme, et ce autant lors des évaluations du programme que lors des modifications qui y seront apportées. On espère que cette cartographie permettra d’assurer la cohérence du programme au fil du temps en favorisant la pérennité des approches innovantes mises en place.
Ces expériences témoignent de situations où les exigences des organismes régissant l’accès à la profession imposent un cadre à l’intérieur duquel les responsables de programmes ont pu manœuvrer afin d’y opérer des changements. Dans les deux cas, les équipes programme se sont tantôt mobilisées, tantôt outillées afin de démontrer l’atteinte des standards exigés pour maintenir leur accréditation. Dans d’autres situations, c’est le changement de cadre lui-même qui devient le moteur d’un changement sur le plan pédagogique. Ainsi, lorsque les stages auparavant sous l’égide de la Chambre des notaires ont été transférés aux universités, les responsables de programme ont profité de l’occasion pour réformer la formation notariale en y renforçant la dimension pratique (Perspectives SSF, juin 2013). Un autre exemple démontrant qu’au-delà des contraintes liées à l’encadrement de l’accès au droit de pratique, cette étroite interrelation entre les ordres professionnels, les milieux de pratique et les établissements d’enseignement universitaires peut s’avérer tout aussi enrichissante, et ce pour toutes les parties concernées.