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Demain, la certification : jamais sans mes badges (2 partie)

Dans la première partie de cet article, nous avons présenté le quoi, le pourquoi, le qui et le comment des badges numériques. Dans ce second segment, nous réfléchissons aux gains et aux risques associés à ce type de certification. Nous nous demandons quelle valeur ont les badges ouvertes et si elles pourraient en venir à remplacer les diplômes.

Quels gains y a-t-il à certifier par des badges?

Aujourd’hui, on peut apprendre partout et n’importe quand : à l’université, bien sûr, mais aussi auprès d’employeurs et d’organismes communautaires, et on peut apprendre tout au long de sa vie. Dans ce contexte, les badges nous apparaissent d’abord comme une réponse à la multiplication des sources de formation, car elles permettent de répertorier les habiletés acquises au sein de ces divers milieux ou auprès de divers fournisseurs de formation et de garantir la fiabilité des pièces de cet amalgame. De plus, elles permettent de mettre à jour des compétences qui changent constamment.

La possibilité d’une reconnaissance plus fine (granulaire) des acquis les plus diversifiés à l’extérieur du milieu académique constitue un autre avantage souvent mentionné par les promoteurs des badges. Ainsi, il existe des badges soulignant la capacité à offrir du mentorat aux autres ou l’aptitude à travailler en équipe d’un candidat. D’aucuns (Bixler et Layn, 2013) y voient une façon pour les futurs professionnels de solidifier et d’établir leur identité numérique.

Mais même dans le cas d’habiletés universitaires, les badges peuvent se révéler complémentaires à l’évaluation en bonne et due forme. Des enseignants du Darmouth College ont intégré des badges à un cours sur les médias numériques afin d’expliciter les habiletés pratiques acquises : «Their grade says “I got an A in the course” but the badge says “I can search, collect, edit, collaborate, compose, curate, annotate, and analyze digital video, audio, and text”». (Kim, 2014) Ces enseignants croient aussi que les badges constituent un puissant levier de concertation pédagogique parce qu’elles renseignent d’autres formateurs sur les acquis des étudiants à la suite de ce cours. Ils soulignent également l’impact important qu’a eu l’introduction des badges sur la pédagogie universitaire :

«Through working on this project I’ve found that many of the conversations about badges aren’t actually about badges at all The very possibility of badges exposes a lot of unresolved tensions actually about badges at all. The very possibility of badges exposes a lot of unresolved tensions around how we teach and learn.» (Kim, 2014)

Le fait que les badges soient «ouvertes» suppose qu’elles s’appuieraient sur quelques grands standards qui faciliteraient la reconnaissance d’équivalences et le transfert des acquis de formation d’une institution émettrice à l’autre. L’idée que les badges seraient plus transparentes que les formes de reconnaissance actuelles parce que davantage contextualisées revient aussi dans le discours des partisans de cette manière de certifier :

«A letter grade or a test score is opaque. It “represents” the person’s achievement with no other information about that achievement but institutional imprimatur (ETS, for example). A badge is also a single representation of achievement but you click on it and its entire etiology is visible : who gave it, for what reason, for what kind of accomplishment, achieved on this date, as certified by whom, what, where, why, when and how. You can do the fast version and look at the badge or you can click on it and find all the “meta data”—so much better than the resume with its hyperboles and nuances, the recommendation letter that is fearful of litigation, or the test score that is opaque.» (Cathy Davidson, 2013)

Enfin, qui dit «numériques» dit «dématérialisées». Une collection de badges numériques peut se transférer et se diffuser facilement, tant vers un employeur potentiel qu’à travers un réseau de contacts dans les médias sociaux et ce, à l’échelle internationale.

L’émission très rapide de badges permet de rapprocher l’obtention d’un succès et le moment de sa reconnaissance. Par exemple, la motivation des étudiantes et étudiants est clairement l’objectif visé par l’initiative de l’Université de Lausanne que nous évoquions dans la première partie de notre article. Même en supposant que personne d’autre ne reconnaisse la valeur d’une badge donnée, un étudiant peut s’appuyer sur l’acquisition de celle-ci pour s’encourager dans la progression de ses apprentissages :

«If a teacher’s or edtech product’s badge system is well designed to indicate what a badge represents and what (if anything) is next in terms of progress, it can be useful to the student even if no one else deeply cares. A lot of educators and after-school programs are experimenting with badges to do exactly that…» (Catalano, 2014)

Y a-t-il des risques à certifier par des badges?

Différents articles sur les badges font état du risque d’encourager la course au titre plutôt qu’un réel engagement de l’étudiant dans son apprentissage. En fait, comme les badges récompensent chaque progrès, les étudiantes et étudiants pourraient être tentés de ne rechercher que des motivations extrinsèques :

«Badges run the risk of becoming “gamification” by another name – that is, a system which does not trust the power of intrinsic motivation and feels the need to add a layer of extrinsic motivation. […] … [S]ome forms of gamification rely so heavily on points schemes that there is far less effort to make the activities meaningful in and of themselves, and it can be easy to replace learning with “playing the game”. American education is already gamified: for too many students, even good students, it is already about collecting badges and calculate (sic) carefully what they need to do to make the ‘A’.» (Jenkins, 2012)

Il sera difficile pour une organisation d’offrir des badges pour reconnaître l’apprentissage informel si elle ne possède pas déjà une infrastructure technologique de base pour en émettre et permettre aux individus d’acquérir, d’accumuler et d’afficher leurs badges numériques.

Alors que les communautés d’apprentissage informelles reposent essentiellement sur des rapports non hiérarchiques, un système de badges renforce l’autorité de ceux qui ont le pouvoir de les décerner et marginalise certaines personnes qui ne souhaiteraient pas en acquérir. On entre alors clairement dans une logique de marchandisation de la formation.

«Many of us fear that MacArthur, Mozilla and other foundations have jumped too quickly on the badges bandwagon. I was happy to support badges as one interesting model for thinking about how to insure greater respect for the value of informal learning: I am less prepared to accept the premise that badges might someday be the universal currency by which young people get credit for (or in some models get motivated to participate in) a range of informal learning activities.» (Jenkins, 2012)

Enfin, on peut se demander à qui appartiennent les données numériques dont sont composées les badges. À l’étudiant? À l’institution émettrice? À la plateforme? Qui décide de les rendre publiques ou non? Comment assurer la sécurité des renseignements personnels intégrés à une badge? Pour combien de temps?

Quelle est la valeur de ces reconnaissances?

«N’importe qui peut élaborer [sa badge] en quelques clics sans l’associer à un référentiel de compétences qui lui accorderait un réel intérêt. Le marché pourrait ainsi être inondé d’insignes dénués de valeur, discréditant ainsi tout le système.» (Reverd, 2014)

À partir du moment où tous peuvent émettre des badges, la crédibilité des institutions émettrices devient cruciale. Au premier coup d’œil, on ne distingue plus dans une collection de badges ce qui vient d’une université, d’un emploi précédent ou d’activité extrascolaire. Est-ce souhaitable? Considérant l’évanescence du Web, des questions de pérennité vont se poser… En parallèle, on peut penser que l’on trouvera le moyen d’obtenir les badges sans fournir l’effort nécessaire; l’équivalent virtuel de la triche.

L’envers de la médaille de la granularité évoquée plus haut, c’est qu’actuellement une badge donnée peut aussi bien représenter le succès d’un cours que la participation à un exercice ou encore une compétence ni évaluée, ni observée. Bien sûr, les métadonnées associées à une badge offrent un portrait plus complet de l’origine de celle-ci. Encore faut-il se donner la peine de les consulter en cliquant sur chaque badge.

Si toutes les badges représentent des habiletés indépendantes et que chacun peut se bâtir une formation personnalisée, y a-t-il une cohérence de ces cursus «buffets chinois»? Est-ce que les étudiants sauront décontextualiser de tels apprentissages atomisés afin de les appliquer dans de nouveaux contextes? Auront-ils un recul critique face aux habiletés pour lesquelles ils ont été «badgés»?

Quels casse-têtes potentiels pour la reconnaissance des acquis et, éventuellement, pour les employeurs! Pourtant, le jour où ces derniers deviendront sensibles à cette forme de certification, il deviendra difficile de l’ignorer. Pour Bixler et Layn (2013) :

«…When prospective employers begin to accept suites of badges as truthful evidence of competence in X, the traditional university degree begins to lose value. We should expect to see a competitive shift as other entities in the knowledge economy begin to compete with traditional universities for alternatives to ever-increasing costs of degree programs.»

Est-ce que les badges remplaceront les diplômes tels qu’on les connaît?

L’analyste Frank Catalano considère que les badges doivent développer un certain momentum pour être prises au sérieux. Et ce momentum ne viendra pas de la multiplication des badges tous azimuts mais plutôt du regard critique des institutions d’enseignement :

«…[B]adges, to truly take off and make the best use of their portable, verifiable and stackable qualities, need to be valuable to a third party. They need mass. Mass could mean a weighty, well-known issuer whose endorsement imbues a badge with quality and causes employers and educators to give it a second look. Mass could mean a rigorous assessment (performance, simulation, multiple-choice test, or other type) as the evidence behind how a badge was earned, proof that the badge represents competency. […] With an increasing number of heavy hitters getting behind Open Badges, there’s definitely an increase in potential mass that would allow digital badges to coalesce so earners are able to store, combine and share useful badges across issuers.» (Catalano, 2014)

Ne sous-estimons pas l’influence des badges dans les années à venir. Le professeur Dan Hickey, du Center for Research on Learning and Technology à l’Indiana University, croit que les badges ont le potentiel de chambarder considérablement le fonctionnement de la formation supérieure, surtout si on les jumelle avec les acquis d’apprentissage (learning outcomes) :

«People don’t know what they are getting into and it touches the whole ecosystem.” […] …[E]fforts to implement badges within accredited academic programs could get complicated because changing accountability usually changes assessment, and changing assessment often calls for changes in instruction. One of the challenges, he says, is aligning badges with learning outcomes.” When they go to issue badges, teachers sometimes realize the claims they want to make are not really linked to evidence. They don’t have the evidence of the learning outcomes.» (Raths, 2013)

Il faut bien admettre que les badges remettent sur la table plusieurs questions fondamentales sur le rôle d’homologation des universités :

  • Comment certifier? – Quels genres de diplômes? Pour quels besoins? Un symbole numérique peut-il être aussi valide qu’un diplôme?
  • Qui certifie? – Quelle autorité, quelle crédibilité faut-il pour certifier une formation? Celui qui certifie doit-il être nécessairement celui qui forme et qui évalue? Par exemple, Siemens croit que l’université du futur ne fera plus qu’évaluer les connaissances acquises ailleurs (2014)
  • Qu’est-ce qu’on certifie? – Les connaissances disciplinaires? les apprentissages réels? le temps passé en classe?
  • Pourquoi certifier? – Est-ce toujours utile et pertinent en 2014?

Pour Cathy N. Davidson, professeure à la City University de New York, l’implantation d’un système de badges peut devenir une occasion exceptionnelle pour une institution de réfléchir à ses pratiques d’évaluation et aux valeurs qui les sous-tendent :

«The more I explore badging, the more I am impressed by a system that, if done properly, requires an institution to come up with all the ways it values learning, ideas, achievement, knowledge, thinking, creativity—or whatever it is that it values. […] If you actually sit down to think about what your organization might want to value in order to award badges you find that the level of questions (all organization might want to value in order to award badges, you find that the level of questions (all glossed over by current testing systems) is extremely deep and complex. This is why I have my students design a badge system (on paper) and award one another badges—it is about the complex and nuanced evaluation of what one values. This may or may not be the end result of badging. I’m not naive about how systems go astray.» (Cathy Davidson, 2013)

Conclusion

Dans un futur où la formation continue sera nécessaire et où le portfolio numérique de chaque individu remplacera le curriculum vitae, les badges – ou d’autres preuves numériques – auront sans doute leur place.

«Le badge ouvert est par conséquent un complément essentiel à l’ePortfolio. Il soutient l’apprentissage tout au long de la vie en offrant à toute personne qui le désire la possibilité de gérer ses acquis (formels et informels) et d’exposer ses nouvelles compétences.» (Ndiaye et Benkacem, 2014)

Rappelons que les badges ne sont pas la seule forme de microcertification, mais qu’elles témoignent d’une mutation dans la démonstration de l’apprentissage. Si l’on veut désormais apprendre «juste à temps» lorsque le besoin se présente, l’on souhaite également se voir reconnaître ces apprentissages ad hoc au fur et à mesure de leur acquisition, de manière à ce notre «portefeuille de compétences» soit perpétuellement à jour.

Sources

Bixler, Brett et Ken Layn, Digital Badges in Higher Education: An Overview, ITS Training Services, Pennsylvania State University, 2013, 12 p.

Catalano, Frank, «Digital Badges Need Mass to Matter», EdSurge, 25 février 2014.

Davidson, Cathy, «But What If Badges Could Give Profs (and Teachers) What We Want?», HASTAC, 13 septembre 2013.

Jenkins, Henry, «How to Earn Your Skeptic “Badge”», Confessions of an Aca-Fan, 5 mars 2012.

Kim, Joshua, «A Course Badging Case Study», Inside Higher Ed, 1 er juin 2014.

Ndiaye, Beneta et Omar Benkacem, «Badges ouverts ou pins numériques», CIEL (Communauté d’intérêt pour l’enseignement en ligne), Université de Genève, 28 janvier 2014.

Raths, David, «How Badges Really Work in Higher Education», Campus Technology, 20 juin 2013.

Reverd, Christophe, «La VTÉ s’allie à Mozilla pour promouvoir l’utilisation d’Open Badges en éducation», Vitrine Technologie-Éducation, 1 er avril 2014.

Université de Lausanne, Badges : un projet pilote expérimenté en Faculté des géosciences et de l’environnement (FGSE), 25 mars 2014.

Siemens, George, «What will universities monetize in the future?», eLearnspace, 13 mars 2014.

Vaufrey, Christine, «Badges et apprentissages informels, une greffe délicate», Thot Cursus, 10 septembre 2013 [maj 9 octobre 2013].

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