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Jeux sérieux : apprendre en jouant… jusqu’à l’université (2 partie)

Nous poursuivons notre article sur les jeux sérieux amorcé dans le dernier bulletin Perspectives SSF en tentant de répondre à diverses questions que ces outils pédagogiques émergents posent aux formateurs universitaires.

Quels gains y a-t-il à faire apprendre par le jeu?

Le fait que les jeux sérieux facilitent l’apprentissage dans divers domaines a été souvent démontré (par exemple, en langues et en santé pour Mandin, 2010; en économie et management chez Blunt, 2009). Toutefois, le blogueur Bruno Devauchelle (2011) pose une question corollaire intéressante :

«Les jeux sérieux permettent-ils vraiment d’apprendre? La question doit être complétée par une deuxième : si oui, quels genres d’apprentissages s’effectuent? […] L’une des clefs du jeu sérieux serait qu’il utilise des ressorts profonds de l’émotion pour permettre ensuite au jeune d’accéder à la compréhension. D’aucuns diront qu’il s’agit d’apprentissages qui ne sont pas de même nature que les apprentissages scolaires et universitaires.» [nos emphases]

Cela rejoint les travaux d’Arthur Graesser et al. (2009, cité par Mandin, 2010) qui démontrent que certaines émotions favorisent des «apprentissages profonds», soit «la compréhension des mécanismes de causalité, la génération d’explications, d’argumentations ou de raisonnements critiques, la résolution de conflits, entre autres». Les jeux sérieux «peuvent rendre l’apprenant-joueur plus réceptif, concentré et engagé dans l’activité».

Outre cet important aspect motivationnel, l’une des forces du jeu sérieux est sa capacité à mettre en scène la complexité :

«… The real promise of games as educational and political tools is in their ability to demonstrate the complexity and interconnectedness of issues. […] [G]ames can help us shape and explore our values. And today, our values better damned well be complex. They ought to be well informed and nuanced. […] They ought to take many factors into account.»
(Bogost, cité dans Ulicsak, 2010)

Les jeux permettent de développer chez les étudiantes et étudiants ce que Gee et Schaffer (2010) appellent des «compétences du 21 siècle», soit l’innovation, la pensée critique et systémique, le travail en équipe et avec des outils numériques, afin d’en faire des producteurs plutôt que des consommateurs de savoirs.

Donc, les jeux font apprendre d’une façon distincte, complémentaire à l’enseignement traditionnel. Pour Protosaltis et al. (2011), il s’agit d’apprentissage non formel planifié, quelque part entre l’apprentissage formel et l’apprentissage informel du quotidien.

«… The lines between formal and informal, planned or unplanned learning are more and more blurred, and mostly a shift to less formal education occurs. […] In this contextual change Serious Games contain a great potential to a) set clear pedagogical aims but at the same time b) provide an open learning environment, supporting each individual learning choice and learning-motivation.»

Comment choisir le «bon» jeu sérieux?

Compte tenu des besoins qu’ont les enseignants de dispositifs numériques fiables, flexibles, «prêts à servir» et conviviaux, Louise Sauvé, professeure de la TÉLUQ, propose divers indicateurs (2008) pour choisir un jeu éducatif efficace en fonction d’exigences quant au contenu (exactitude, concordance avec le public cible, degré de difficulté des activités, rétroaction) et à la structure du jeu (aspect ludique, interface intuitive, dynamique du jeu, lisibilité pédagogique).

Marne et al. (2011) évoquent six facettes de la pédagogie dont il faut se préoccuper dans la conception d’un jeu sérieux. Avec Roberge (2011), elles nous apparaissent comme un bon point de départ au moment d’établir des critères de sélection :

  • Objectifs pédagogiques : Qu’est-ce que l’on veut faire apprendre par ce jeu? Plus le référentiel du domaine enseigné qui sous-tend le jeu est clair pour les enseignants, plus il le sera pour les apprenants. Le jeu permettra des apprentissages d’autant plus signifiants.
  • Simulation du domaine : Quelles connaissances ou compétences disciplinaires veut-on présenter aux étudiants par ce jeu? Est-ce que le modèle formel du domaine qui fonde la simulation est adéquat?
  • Interactions avec la simulation : Est-ce que l’interface et les actions que peuvent poser les étudiants dans le jeu reposent sur une métaphore appropriée au domaine? Est-ce ludique? Les auteurs donnent l’exemple d’un jeu où les globules blancs défendent un organisme contre des microbes envahisseurs.
  • Problèmes et progression : Quels problèmes devront être résolus pour avancer dans le jeu? Par quel coefficient de difficulté soutenir la motivation des joueurs? Il importe ici d’évaluer le niveau de connaissances des étudiants avant le jeu, mais aussi celui que l’on veut qu’ils atteignent.
  • Immersion (décorum) : Quels éléments multimédias et scénaristiques favorisent l’immersion de l’étudiant et rendent le jeu plaisant?
  • Conditions d’utilisation : Accèdera-t-on au jeu à distance ou en classe? Seul ou en équipe? Pour combien de temps? Quelle contextualisation ou quel retour d’expérience le formateur pourra-t-il fournir en marge du temps de jeu?

La question du transfert demeure fondamentale : les apprentissages effectués dans le cadre du jeu pourront-ils être appliqués dans le monde réel (Ulicsak, 2010)? Pour ce faire, il faudra bien évaluer les apprentissages réalisés grâce au jeu.

Comment évalue-t-on par les jeux?

Obtenir un nombre minimal de réponses correctes, compléter une tâche dans un temps limité, voir ses actions comparées à un référentiel (par exemple, un réseau de Petri; Sanchèz et al., 2011). Dans un jeu, la maîtrise de connaissances ou d’habiletés est requise pour progresser. C’est ce qui amène Gee et Schaffer (2010) à affirmer que les jeux sont des «machines à évaluer» (assessment engines).

D’une part ces mécanismes ne mesurent que certaines compétences, d’autre part la façon dont les jeux mettent au défi et sanctionnent les joueurs diffère de l’évaluation dans un cadre formel. Les jeux ne cherchent pas à déterminer si des objectifs d’apprentissage ont été atteints. Serait-ce que les jeux peuvent stimuler l’apprentissage, mais qu’on doit évaluer autrement? Ce faisant, l’enseignant agit pleinement comme médiateur (Ulicsak, 2010).

Gee et Schaffer s’inscrivent dans une autre logique : l’utilisation de jeux en contexte de formation permet aux enseignants de s’interroger quant aux quoi, comment et pourquoi de la mesure et d’améliorer la formation à la lumière de l’évaluation.

Selon eux, les jeux vidéo intègrent l’évaluation à l’apprentissage par de la rétroaction constante, visant précisément l’amélioration du joueur. Cette information individualisée peut rapidement être mise à profit par l’apprenant. Le système ne lui présente de nouveaux défis que lorsqu’il est prêt à les affronter.

«… [G]ames are nothing but good assessment. The player is always being tested, given feedback, and challenged to get better. Good game design starts with the question: How will the player be tested? The design follows from that: How can we help the player pass the test? […] These questions lead games to incorporate good learning designs precisely because they have first incorporated good assessment designs.»

En quoi la pédagogie peut-elle s’inspirer des jeux?

Cette idée que la logique ludique pourrait contribuer à un meilleur développement pédagogique est partagée par plusieurs commentateurs (Young, 2010). Volontiers provocateur, Dave Bailey, directeur général de la compagnie londonienne Red Magma, compare la facture habituelle des modules de formation en ligne à de l’enseignement magistral fort peu engageant pour l’étudiant. Il plaide pour l’utilisation des principes de conception de jeux vidéo dans les systèmes de e-learning (2009).

Dans une entrevue avec Henry Jenkins (2011), James Paul Gee énonce plusieurs de ces principes qui peuvent inspirer les formateurs, même dans la préparation de leur enseignement traditionnel. En voici quelques-uns :

  • Rendre claires les raisons d’effectuer un apprentissage donné.
  • Rendre claire la manière dont cet apprentissage s’appliquera pour résoudre des problèmes.
  • Rendre clairs les standards de réussite, en s’assurant qu’ils soient atteignables.
  • Prévoir des objectifs intermédiaires dont l’atteinte est motivante.
  • Offrir la possibilité de se tromper sans trop de conséquences, afin d’encourager l’exploration, la prise de risque et l’essai de nouvelles solutions.
  • Rendre les apprenants capables de penser comme des concepteurs de jeux et donc de modéliser par eux-mêmes.
  • Encourager la collaboration et le partage avec autrui.

L’intérêt de toutes ces recommandations, c’est qu’elles apparaissent comme des règles de base d’une bonne scénarisation pédagogique (c’est-à-dire matériel de qualité donnant toute l’information, niveaux de difficulté croissants, moments où l’apprenant est plus autonome, importance de la rétroaction, etc.).

Conclusion : un équilibre fragile

Paradoxalement, il y aurait risque de diluer les avantages du jeu à force de pédagogie. Pour Vincent Berry : «Plus on cherche à évaluer et à pédagogiser l’activité ludique, plus le jeu disparait. À l’inverse, plus on laisse l’activité dans sa dimension ludique, moins l’apprentissage est visible. Tout le travail de conception se situe donc dans cet entre-deux complexe.» (2011) [notre emphase]

Le développement de jeux sérieux requiert des formateurs qu’ils planifient une progression d’épreuves où les savoirs des apprenants sont régulièrement mis au défi. L’idée même de «jouer pour apprendre» peut heurter certains enseignants et étudiants habitués à la dichotomie travail versus loisir. Au-delà de la motivation intrinsèque à jouer, une pédagogie du jeu peut contribuer à une conception moderne de l’enseignement où l’accent est mis sur l’apprentissage, où l’on valorise l’expérimentation et donne droit à l’erreur.

Sources

Bailey, Dave, «eLearning Sucks» (présentation SlideShare), Red Magma, 7 août 2009.

Berry, Vincent, «Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux? Réflexions théoriques sur les relations entre jeux et apprentissage», Revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie, vol. 2, n o 37, été 2011, 14 p. [document PDF].

Blunt, Richard, «Do serious games work? Results from three studies», eLearn Magazine, 1er décembre 2009.

Devauchelle, Bruno, «Les jeux sérieux permettent-ils vraiment d’apprendre?», Café pédagogique, 18 avril 2011.

Gee, James Paul et David Williamson Schaffer, « Looking where the light is bad: Video games and the future of assessment», Epistemic Group Working Paper, n o 2010-02, University of Wisconsin- Madison, avril 2010 [document PDF].

Jenkins, Henry, «How Learners Can Be On Top of Their Game: An Interview with James Paul Gee (Part One)», Confessions of an Aca-Fan, 21 mars 2011.

Mandin, Sonia, «Jeux sérieux : Quels apprentissages?», Agence des usages TICE, 14 janvier 2010.

Marne, Bertrand, Benjamin Huynh-Kim-Bang, Jean-Marc Labat, «Articuler motivation et apprentissage grâce aux facettes du jeux sérieux», Environnements informatiques pour l’apprentissage humain, Conférence EIAH 2011, Belgique.

Protopsaltis, Aristidis, L. Pannese, D. Pappa et Sonia Hetzner, «Serious Games and Formal and Informal Learning», eLearning Papers, n o 25, juillet 2011.

Roberge, Alexandre, «Les qualités fondamentales d’un bon jeu sérieux», Thot Cursus, 21 août 2011.

Sanchez, Éric, Muriel Ney et Jean-Marc Labat, « Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages», Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, vol. 8, n os 1-2, 2011.

Sauvé, Louise, «Concevoir des jeux éducatifs en ligne : un atout pédagogique pour les enseignants», communication au Colloque scientifique Ludovia 2008 (extraits), 8 décembre 2008.

Ulicsak, Mary, Games in Education: Serious Games, Futurelab Literature Review, juin 2010, 88 p. [document PDF].

Young, Jeffrey R., «5 teaching tips for professors – from video games», The Chronicle of Higher Education, 24 janvier 2010.

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