L’essor des certifications alternatives
Divers fournisseurs de formation américains développent des curriculums courts en partenariat avec des entreprises (Google, Instagram, AT&T, Facebook, etc.). L’objectif : offrir des cheminements qui préparent des étudiants adultes à être rapidement compétents en vue d’emplois difficiles à pourvoir par ces compagnies (développeurs pour le système mobile Android, développeurs Web débutants, analystes de données massives, etc.). Ces formations sont souvent offertes en ligne dans des formats rappelant les MOOC, ce qui fait croire que les cours en ligne massifs pourraient avoir trouvé un débouché viable…
Or, ces programmes en lien avec le privé sont rarement reconnus par des diplômes traditionnels. On assiste plutôt au déploiement de modes de certification alternatifs, souvent numériques, qui commencent à intéresser certains employeurs. Nous avons traité des MOOC, des badges et des portfolios numériques dans de précédents numéros du Perspectives SSF. Voilà que ces diverses technologies se combinent pour permettre la reconnaissance des compétences d’une nouvelle génération d’étudiantes et d’étudiants, qu’ils soient au début de leur formation ou en cours de réorientation de carrière.
Un phénomène américain… pour l’instant
À l’heure actuelle, l’engouement pour les programmes en lien avec le privé et les microcertifications se fait surtout sentir aux États-Unis. Bien que le créneau de l’enseignement supérieur y soit très différent du nôtre, il ne s’écoule jamais très longtemps avant que de telles tendances ne se répandent ailleurs. Pensons seulement aux MOOC qui ont émergé dans un contexte de faible accessibilité aux études postsecondaires aux États-Unis, mais qui ont été largement repris ailleurs par la suite.
Plus près de nous, on peut également voir dans les diplômes gigognes (structurés autour d’un cumul de programmes courts menant à un diplôme ou à un programme de grade) un premier pas vers des formations de plus en plus courtes, de plus en plus ciblées et auxquelles des entreprises pourraient éventuellement souhaiter s’allier.
À cet égard, les initiatives américaines et les observations d’analystes du domaine de l’enseignement supérieur sont riches d’information.
Un contexte favorable
Rappelons quelques éléments de contexte qui expliquent la multiplication de ces programmes et de modes de certification alternatifs aux États-Unis.
- Le coût des études ne diminue pas et le retour sur l’investissement n’est pas toujours au rendez- vous, dans un pays où la pression pour augmenter le nombre de diplômés aptes au travail est importante.
- La formation en ligne gagne en crédibilité, notamment depuis que des universités prestigieuses développent leur offre de programmes en ligne. Par ailleurs, les qualités requises pour réussir des études à distance se révèlent prisées par les employeurs : persévérance, autonomie, discipline, sens de l’organisation, bonne gestion du temps, attitude positive face au changement.
- Les employeurs continuent à se plaindre d’un « écart de compétences » (skills gap) entre leurs besoins et la formation des jeunes diplômés. Il est vrai que les diplômes universitaires donnent peu de renseignements sur les soft skills (habileté au travail d’équipe, esprit critique, créativité, etc.) recherchés dans le monde du travail.
- On peut d’ailleurs y voir un lien certain avec le développement de programmes axés sur l’atteinte de seuils de compétences (competency-based learning) qui s’accélère avec la bénédiction du gouvernement américain et qui permet de mieux rendre compte des compétences développées en cours de formation.
- Les employeurs sont de plus en plus ouverts à embaucher des employés sans diplôme universitaire ou supérieur dans leurs domaines respectifs.
- On observe un engouement pour les badges et les portfolios électroniques qui permettent un portrait plus détaillé des compétences acquises et donc de l’adéquation d’un candidat aux besoins spécifiques d’un employeur.
Bien des commentateurs voient dans cette volonté de reconnaître des compétences liées au monde du travail une menace directe à l’hégémonie de la diplomation universitaire dans plusieurs domaines. Bernard Bull, professeur agrégé d’éducation à la Concordia University (Wisconsin), considère cependant qu’il y a plus d’un chemin vers la réussite et que les badges et autres microcertifications permettent dorénavant d’ouvrir des sentiers parallèles vers l’emploi : « A college diploma is not the only way to the good life, the intellectual life, the cultured life, or the American dream; and it is elitist to push for an educational ecosystem in which college is the only route ». (Bull, 2015) Selon lui, la granularité d’un système incluant les badges et autres contribuerait à contrecarrer la diplômanie galopante (credentialism) – c’est-à-dire la tendance de certains employeurs à exiger des diplômes non requis par un poste.
Plusieurs voient dans cette volonté de reconnaître des compétences liées au monde du travail une menace directe à l’hégémonie de la diplomation universitaire
Cette préoccupation trouve écho ailleurs. Ainsi, un rapport de la branche australienne de la firme Deloitte publié en 2015 estimait que nous nous dirigeons vers une économie où le rapport à la connaissance change. Plutôt que de transférer des stocks d’information aux étudiantes et étudiants, les universités devraient leur apprendre à accéder à des flux d’information pour toute la durée de leur vie professionnelle. Selon Deloitte, les conséquences principales de ce changement en éducation seraient l’apprentissage intégré au travail et une transformation dans la façon de reconnaître les acquis des employés (Evans-Greenwood et al., 2015). Wingrove et Clarke (2015) critiquent cependant cette vision étriquée de l’éducation et soutiennent que la préoccupation pour la formation tout au long de la vie est bien présente dans les universités australiennes, tout en admettant qu’il leur faudra revisiter la manière de reconnaître les compétences.
Certifier plus petit, c’est mieux?
À Coursera on parle de « microdiplômes » (microdegrees), tandis qu’à Udacity, on les appelle « nanodiplômes » (nanodegrees). Ces programmes ressemblent aux certificats de compétence ou aux programmes courts, mais ils sont reconnus par des badges ou des certificats numériques.
Ces nouveaux formats soulèvent cependant la question du niveau de précision attendu. Il existe des badges pour des programmes courts, mais également pour des cours spécifiques, pour certains travaux, voire pour l’acquisition de connaissances ou d’habiletés ciblées. La technologie permet dorénavant un découpage sans précédent; un texte du Chronicle fait découvrir le logiciel de la firme Degreed qui enregistre chaque geste d’apprentissage sur le Web (visionnement de vidéo, textes, etc.) posé par un employé, lui permettant ainsi de démontrer à un employeur le temps et les efforts passés en autoformation.
Dans le monde universitaire, l’impact de cette tendance pourrait se faire ressentir dans le format des relevés de notes. Cathy Sandeen, chancelière des University of Wisconsin Colleges et de la University of Wisconsin-Extension, justifie en ces termes la création d’un relevé de note « détaillé » (par exemple, le Extended Transcript Project, décrit comme étant un credential registry), accessible en ligne et intégrant des certifications de fournisseurs tiers :
« « We’re looking at a new form of transcript that will validate learning through life experience, » Sandeen said. » It’s part of a larger trend to capture students’ experience, college degrees and industry certifications for a richer transcript.The registry will use a Web-based system with information provided directly by the institutions issuing the credentials, »she said. » (Sandeen, citée dans Waters, 2015)
Cathy Sandeen fait d’ailleurs remarquer que les relevés de notes actuels manquent d’interopérabilité : on n’y trouve généralement que les résultats d’une seule institution. Ce caractère restrictif risque fort d’être remis en question dans le futur, alors que l’on voudra accéder par un seul document numérique à l’ensemble des compétences acquises par un candidat au fil de ses diverses expériences d’études, de travail et autres. La réponse des universités à cet égard risque d’être cruciale, d’autant plus que de telles reconnaissances sont déjà répandues par ailleurs. Pensons seulement aux réseaux sociaux professionnels (tels LinkedIn) où chacun peut « certifier » les compétences d’un tiers, avec toutes les dérives possibles dans le cadre d’un système de reconnaissance aussi ouvert.
Une réponse aux besoins du marché du travail?
Dans un article du Financial Post qui s’adresse aux responsables en ressources humaines, Mandy Gilbert, directrice d’une agence de recrutement torontoise, rapporte que plusieurs jeunes de la génération Y choisissent de ne plus aller à l’université, notamment dans les filières technologiques et créatives. Ils préfèrent développer des habiletés concrètes qu’ils peuvent immédiatement mettre en pratique sur le marché de l’emploi. Gilbert suggère donc aux employeurs de retenir les candidatures de ces jeunes malgré l’absence du diplôme normalement exigé, en examinant plutôt leurs portfolios. C’est d’ailleurs la tendance observée parCathy Sandeen :
« « A growing number of industries are open to the idea of employing people with portfolio backgrounds — that is, people without four-year degrees who have done different things and can show you what they’ve done, » she said. « We see it in tech industries, especially software development, but also in creative industries — Web design, graphic design, screen writing — jobs that have traditionally been open to people who have followed different sorts of educational pathways other than the traditional four-year degree. I think we’ll see more and more certification programs that may appeal to those industries. » » (Sandeen, citée dans Waters, 2015)
Dans un dossier spécial du Chronicle of Higher Education consacré à l’engouement pour la certification (Credential Craze), le philosophe Alain de Botton n’est pas étonné que l’on cherche des certifications plus ciblées dans un monde devenu méfiant quant à la qualité d’un employé. À ses yeux, c’est un signe que le diplôme universitaire standard ne suffit tout simplement plus :
« The current university system, with its four-year degree program leading to a one-badge qualification, is a result of an older, more naïve world. Our era needs people with a long list of nameable skills that can be added to over time and recognized by strangers, so that everyone can be sure what it means that we have taken a microcredit in public speaking or Turkish business law. » (de Botton, 2015)
Cette valorisation des formations pratiques est selon lui le fait d’un climat d’anxiété généralisée qu’Eric Johnson, responsable des communications à l’aide étudiante de la University of North Carolina à Chapel Hill, observe également dans son travail : « … policy makers and nervous parents who think average starting salaries are the best metric for weighing academic majors… »
Il y voit également un signe que les entreprises sont de moins en moins disposées à payer pour la formation de leurs employés, qu’ils souhaitent pourtant immédiatement productifs à l’embauche. Johnson n’y voit pas un nouveau modèle de formation supérieure, mais plutôt un nouveau modèle de formation de la main-d’œuvre, « one in which the workers bear the costs and risks for their own job- specific skill acquisition, while employers eagerly revise the curriculum to meet their immediate needs. » (Johnson, 2015) Pour lui, de tels partenariats transfèrent aux contribuables des responsabilités qui devraient revenir aux entreprises, puisque ce sont elles qui tireront profit de l’investissement en formation de leurs employés :
« This blurring of the distinction between education and job-skill training isn’t simply a fight over academic priorities. It’s a fight about who pays the cost of doing business: the companies that profit, or some combination of workers and taxpayers. The more we’re willing to countenance a redefinition of job training as education, the more we ask society to shoulder what were once business expenses. » (Johnson, 2015)
En pratique, on voit un nombre croissant d’employeurs choisir d’élaborer des formations sur mesure en s’alliant des partenaires variés. Les entreprises visent ainsi former leurs employés à :
- opérer leurs produits, comme le fait Cisco avec ses équipements de réseautique;
- combler ses propres besoins dans les secteurs en pénurie de main-d’oeuvre, que ce soit en commanditant des programmes universitaires en marketing et en communication (Red Bull) ou en fondant leurs propres écoles (Benetton). On pense également à Google, qui a développé avec Coursera un cursus pour former des développeurs sur la plateforme mobile Android.
Plusieurs entreprises ne s’arrêtent pas à la formation de leurs propres employés. Certaines y voient une façon de réaffirmer leur image de marque, d’élargir leur bassin de clientèle ou d’intervenir de façon plus ciblée dans leur créneau d’activité. On peut penser à :
- l’entreprise de divertissement qui conclut un partenariat avec une université pour bâtir un MOOC sur le thème de son produit. Par exemple, la chaîne AMC, productrice de la série de science-fiction The Walking Dead, commandite un MOOC de l’Université de Californie à Irvine portant sur l’émission;
- l’entreprise média misant sur sa crédibilité pour lancer une école spécialisée, tels Forbes et son école des affaires ou Vogue et son école de la mode.
Dans cette mouvance, difficile de ne pas mentionner la place du site de réseautage professionnel LinkedIn que plusieurs observateurs voient s’organiser pour prendre d’assaut le marché de la formation supérieure.
Certaines entreprises y voient une façon de réafrmer leur image de marque, d’élargir leur bassin de clientèle ou d’intervenir de façon plus ciblée dans leur créneau d’activité
En plus d’avoir acheté le site de formation Lynda.com en avril 2015, LinkedIn permet dorénavant aux étudiants canadiens de déterminer quelles institutions sont les plus susceptibles de les conduire vers un emploi dans leur domaine de prédilection, en fonction des profils et des établissements de provenance d’autres travailleurs. La plateforme investit ainsi la formation et l’orientation des futurs étudiants, mais on peut penser que l’accréditation n’est pas loin… Avec ses 380 millions d’inscrits, elle aurait certainement assez de poids pour influencer le développement de la formation supérieure de demain, qu’on peut présumer fortement axée sur les besoins des entreprises qui y sont déjà massivement présentes (Taquet, 2015).
Quelle place pour les universités?
Cette place grandissante occupée par les programmes liés à l’entreprise et par les microcertifications qui l’accompagnent s’explique par une logique essentiellement économique : répondre rapidement aux besoins du marché de l’emploi, saisir une occasion d’affaires ou profiter de la valeur marchande de l’éducation.
Carol Geary Schneider est présidente de l’Association of American Colleges & Universities et l’une des coauteures du Degree Qualifications Profile de la Lumina Foundation. Elle s’inquiète de ce que les étudiants provenant de milieux moins favorisés soient laissés pour compte à la suite du « découplage » des diverses fonctions universitaires (enseignement/évaluation/accréditation) et au développement d’autoformations. L’auteure craint que ces innovations rendent encore plus difficile l’accès du plus grand nombre à une formation libérale en supprimant les multiples structures de soutien dont profitent les étudiants de programmes plus traditionnels :
« What the research tells us is that underserved students need mentors, a supportive community, financial aid, caring and culturally competent instructors, well-sequenced programs, high-impact projects and assignments, contact with peers, smart advising, and proactive, even intrusive guidance to help them stay on course — while they also juggle highly stressed and often impoverished lives beyond college. » (Geary Schneider, 2015)
Là se trouve peut-être une réponse quant à la place que pourraient occuper les universités dans cette offre de formation en pleine transformation. Les programmes privés ou commandités, populaires parce qu’accessibles et très proches de la pratique, misent sur ce qu’on pourrait appeler de la formation professionnelle courte et intensive de haut niveau. À cet égard, plusieurs réponses sont possibles de la part des universités :
- offrir également de telles formations brèves et concentrées;
- offrir et promouvoir de la formation continue bien ciblée pour élargir les horizons de ces travailleurs ultra-spécialisés;
- adapter certains aspects de leurs programmes pour mieux répondre aux préoccupations dont sont issues ces tendances, sans pour autant se transformer complètement et abandonner leurs autres visées.
Ces pistes offrent des réponses immédiates, mais il demeure que la mise en valeur des atouts d’une formation universitaire plus longue, intégrant davantage de théorie et le développement de compétences transférables à des situations plus diversifiées (polyvalence, habiletés conceptuelles, etc.) constitue certainement une avenue qui mérite d’être explorée. Convaincre les étudiantes et étudiants, mais aussi les gouvernements et même les entreprises, que des programmes universitaires bien conçus et des cursus structurés et cohérents sont à leur avantage représente un défi de taille.
Sources
Blumenstyk, Goldie, « When a Degree is Just the Beginning», The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Blumenstyk, Goldie, « Interview: Where Do Accreditors Fit In? », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Bourel, Fanny, « La formation à distance de plus en plus appréciée », 37 e ave, Journal Métro Montréal, 4 août 2015.
Bull, Bernard, « Why Colleges Should Support Alternative Credentials », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Butler, Stuart M., « How Google and Coursera may upend the traditional college degree », TechTank, 23 février 2015.
Cropper, Jon, « Disruptive Trends in the Education Industry » (presentation Sway), Futurlogic, mars 2015.
de Botton Alain The Desire for Credentials in an Age of Anxiety The Chronicle of Higher
de Botton, Alain, « The Desire for Credentials in an Age of Anxiety », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
DeMillo, Richard A., « Gatekeepers No More: Colleges Must Learn a New Role », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Evans-Greenwood, Peter, Kitty O’Leary et Peter Williams, The Paradigm Shift: Redefining Education, Centre for the Edge, Deloitte, Australia, 2015, 41 p. [document PDF].
Evans-Greenwood, Peter, « The Future of the Education Sector », PEG (blogue personnel), 3 février 2015.
Fiorina, Jean-François, « LinkedIn dans l’Enseignement supérieur. Pourquoi s’y intéresser de (très)
près? », Blog de Jean-François Fiorina, Educpros.fr, 9 juillet 2015.
Geary Schneider, Carol, « The Winners and Losers of Innovation », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Gilbert, Mandy, « Why millennials are ditching university, and what it means for the workplace », Financial Post, 21 août 2015.
Howard, Jennifer, « Master’s-Degree Programs Specialize to Keep Their Sheen », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Johnson, Eric, « Business Can Pay to Train Its Own Work Force », The Chronicle of Higher Education, 22 juin 2015.
L’atelier de l’emploi, Le numérique transcende notre système éducatif, pour le meilleur et pour le pire
(entretien avec Emmanuel Davidenkoff), ManPower Group, 27 juillet 2015.
Mangan, Katherine, « Stack Those Credentials », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.
Mathewson, Tara García, « Are nanodegrees how MOOCs will ultimately disrupt higher ed? », EducationDive, 6 août 2015.
Taquet, Morgane, « LinkedIn tisse sa toile dans le supérieur », Educpros.fr, 17 septembre 2015.
Waters, John K., « How Nanodegrees Are Disrupting Higher Education », Campus Technology, 5 août 2015.
Wingrove, Dallas et Angela Clarke, « A Brave New « Deloitte » World… Educators Wake Up! », The Teaching Tomtom, 17 septembre 2015.
Young, Jeffrey R., « Credit for Watching a TED Talk? », The Chronicle of Higher Education, 14 septembre 2015.