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Jeux sérieux : apprendre en jouant… jusqu’à l’université (1 partie)

Tant de choses se sont écrites à propos des jeux sérieux ces dernières années qu’il peut parfois devenir difficile de s’y retrouver. Nous tenterons ici surtout de répondre aux questions qu’une enseignante ou qu’un enseignant est susceptible de se poser lorsqu’il aborde ces dispositifs.

Qu’est-ce que c’est?

Le Centre de ressources et d’informations sur le multimédia pour l’enseignement supérieur (CERIMES) en France tient un blogue sur le sujet et offre des éléments de définition qui nous apparaissent les plus intéressants :

«Véritable outil de formation, communication, simulation, [le jeu sérieux est] en quelque sorte une déclinaison utile du jeu vidéo au service des professionnels.»

Mais aussi : «[l]es Serious Games (ou jeux sérieux) sont des applications développées à partir des technologies avancées du jeu vidéo, faisant appel aux mêmes approches de design et savoir-faire que le jeu classique (3D temps réel, simulation d’objets, d’individus, d’environnements…), mais qui dépassent la seule dimension du divertissement.» (Cités dans Centre de documentation TICE, 2010)

Les jeux sérieux peuvent servir à de multiples fins (de recrutement, thérapeutiques, publicitaires, politiques, militantes, etc.), mais les jeux sérieux qui nous intéressent sont bien entendus ceux qui visent la formation.

En quoi est-ce nouveau?

Ce n’est pas d’hier que l’on utilise des jeux pour faire apprendre. Vincent Berry, maître de conférences en sciences de l’éducation à Paris 13, fait d’ailleurs remonter cette association jeu-apprentissage à Platon (2011, p. 3). Il y a donc lieu de se demander si les jeux sérieux ne sont pas le nouveau nom de ce qu’on appelait encore récemment «simulation» ou «ludodidacticiel»…

Oui et non. Pour Berry, c’est précisément l’impact de l’industrie des jeux vidéo sur le logiciel ludoéducatif traditionnel – et, nous ajouterons, sur la société en général – qui change la donne :

«Ce qui semble ainsi caractériser certains jeux sérieux c’est le positionnement inverse au jeu ludoéducatif On part d’un jeu vidéo «fun» pour arriver à un jeu vidéo «éducatif». Dans cette perspective, les chercheurs ou des concepteurs de jeu inversent la problématique et s’intéressent en conséquence à la façon dont un jeu vidéo non pensé pour l’éducation mais pour le divertissement peut développer des situations d’apprentissage. L’intérêt de ces travaux se porte alors sur la façon dont on peut intégrer les effets éducatifs d’une pratique ludique dans un dispositif didactique.» (Berry, 2011 p. 6, nos emphases)

Pourquoi s’en servir?

Depuis quelques années, les jeux sérieux sont de plus en plus utilisés par les entreprises pour former leur personnel. En Europe notamment, selon une étude de l’Observatoire Cegos (rapportée dans Collaboratif- info), 44 % des 2542 employés interrogés auraient suivi une formation à distance pour se perfectionner. Pour ce faire, 45 % d’entre eux auraient eu recours à un jeu sérieux (51 % en France). Les universités qui souhaitent rapprocher leur formation de la pratique des milieux professionnels auraient donc avantage à tendre l’oreille.

Par ailleurs, l’apprentissage expérientiel immersif qu’offre le jeu répondrait davantage au profil d’apprenant des générations actuelles d’étudiants et de jeunes travailleurs (Sanchèz, Ney et Labat, 2011). Comme le résume bien le formateur et blogueur Bruno Devauchelle : «Que les jeunes soient capables de se passionner pour des activités ludiques, individuelles ou collaboratives, numériques fait rêver tout enseignant confronté aux difficultés de motivation, d’intérêt ou de concentration.» (2011)

Est-ce qu’on s’en sert dans les universités? Dans quels domaines?

La plupart des professions qui nécessitent l’acquisition d’habiletés techniques ou relationnelles se prêtent bien à de la formation incluant les jeux sérieux. Ces derniers ont été notamment utilisés pour l’apprentissage des langues, dans le domaine de la santé, dans les facultés d’administration, etc.

Aux États-Unis, on trouve notamment Pulse!, le jeu sérieux le plus cher à ce jour (14 M$, subventionné par la Navy américaine). On tente d’y reproduire le plus fidèlement possible une salle d’urgence, de l’arrivée du patient jusqu’au traitement. Six universités l’utiliseraient pour valider la formation médicale offerte à leurs étudiantes et étudiants. Du côté des sciences, l’Université de Washington se positionne comme un leader dans la création de jeux scientifiques, dont le désormais célèbre FoldIt qui a contribué à l’identification de la structure d’une protéase rétrovirale associée au sida.

En France, où le gouvernement soutient financièrement le développement de ces jeux, des exemples commencent à être plus souvent cités. Par exemple, les simulations d’entretiens de la compagnie Daesign, souvent conçues pour de grandes sociétés françaises (Renault, BNP Paribas, etc.), sont utilisées dans plusieurs écoles de commerce. Des écoles d’ingénierie intègrent aussi les jeux sérieux. Le Centre de document TICE recense plusieurs autres exemples d’utilisations en enseignement supérieur sur le site Eduscol.

Chez nous, l’implantation du jeu sérieux en milieu universitaire au Québec fait encore face à des résistances importantes. Même les universitaires qui développent des jeux sérieux le font le plus souvent pour des entreprises ou pour les autres ordres d’enseignement, qu’il s’agisse de l’équipe de Louise Sauvé à la TELUQ qui a conçu Escouade H20 ou du projet GéoÉduc3D à l’Université Laval. On ne vise que rarement les étudiants aux études supérieures.

Combien ça coûte?

Le coût est bien sûr le principal frein à l’adoption plus large de cette modalité de formation. Lorsqu’on envisage des dispositifs relativement autoportants, offrant une interactivité riche, développés par des experts en contenus, eux-mêmes soutenus par des concepteurs pédagogiques et des spécialistes du jeu, on se situe à l’extrémité la plus élevée d’un spectre de coûts possibles. Dans ce domaine, les estimations sont toujours complexes, mais on peut difficilement penser à des budgets inférieurs à 50 000 $ par heure de cours développée (Chapman, 2010). L’exemple de Pulse! donné précédemment montre bien qu’il n’y a pas de limite supérieure…

Toutes sortes de stratégies permettant de diminuer ces coûts sont donc mises en place, allant de l’acquisition de solutions conçues pour d’autres à l’intégration du développement même de jeux sérieux à la formation des étudiants, en passant par des partenariats avec le secteur privé où l’université fournit le contenu et teste le jeu avec les étudiantes et étudiants.

Samuelle Ducrocq-Henry, spécialiste de la question basée à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, propose pour sa part de réutiliser des engins de jeux commerciaux afin de les «détourner» avec du contenu pédagogique. Par exemple, elle a transformé un jeu de course automobile populaire en un cours de conduite. On peut d’ailleurs penser que les «ensembles préfabriqués» de création de jeux en code libre se multipliant, les coûts de production de tels dispositifs diminueront.

Cela dit, il existe en ligne de nombreux jeux sérieux d’accès gratuit à propos d’une foule de thématiques des plus variées (plus rarement de niveau universitaire, il est vrai), développés par des compagnies privées (ex : Energyville de Chevron) ou par des organismes humanitaires (ex : Food Force du Programme alimentaire mondial). Pour une enseignante ou un enseignant qui veut dynamiser un cours au moyen d’une activité pédagogique différente, dans la mesure où l’on prévoit un retour sur l’expérience (et sur les prémisses du jeu), il y a là une mine d’or à exploiter.

Dans un prochain article, nous nous intéresserons aux rapports entre jeu et apprentissage, aux critères pour le choix d’un bon jeu sérieux, à l’évaluation à partir de jeux ainsi qu’aux leçons que les formateurs pourraient tirer de l’expérience des concepteurs de jeux vidéo.

Sources

«Formation professionnelle : mixer terrain et nouvelles technologies?», Collaboratif-info, 11 avril 2011.

«Jeux sérieux gratuits», Thot Cursus, [dernière mise à jour : avril 2011].

Berry, Vincent, «Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux? Réflexions théoriques sur les relations entre jeux et apprentissage», Revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie, n o 37, vol. 2, été 2011, 14 p. [document PDF].

Bertrand, Paloma, «Les serious games ont le vent en poupe», Science Actualités.fr, 28 avril 2010.

Chapman, Bryan, How Long Does it Take to Create Learning?, Chapman Alliance, septembre 2010, diapositive n o 25 [document PowerPoint].

Centre de documentation TICE,«Notion de jeu sérieux – Définitions», Jeux sérieux, mondes virtuels (dossier Eduscol), ministère français de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative [dernière mise à jour : 1 er juin 2010].

Centre de documentation TICE, «Cadre universitaire», Jeux sérieux, mondes virtuels (dossier Eduscol),
ministère français de l’Éducation nationale de la Jeunesse et de la Vie associative [dernière mise à jour : 1er juin 2010].

Devauchelle, Bruno, «Les jeux sérieux permettent-ils vraiment d’apprendre?», Café pédagogique, 18 avril 2011.

Ducrocq-Henry, Samuelle, «Apprendre ensemble en classe via des jeux populaires : le modèle du LAN pédagogique», Revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie, n o 37, vol. 2, été 2011, 19 p. [document PDF].

Guimont, Fabienne, «Serious games : les écoles d’ingénieurs s’y mettent aussi», EducPros.fr, 26 novembre 2008.

McKenna, Alain, «Les jeux vidéo au service d’un remède contre le SIDA», Cyberpresse.ca, 21 septembre 2011.

Chapman, Bryan, How Long Does it Take to Create eLearning?, Chapman Alliance, septembre 2010, [diaporama; voir notamment diapositives 21 à 26].

Sanchèz, Éric, Muriel Ney et Jean-Marc Labat, « Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages», Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, vol. 8, n os 1-2, 2011, p. 48-57 [document PDF].

Sauvé, Mathieu-Robert, «Les jeux vidéo seront-ils un jour éducatifs?», Forum, Université de Montréal, 26 avril 2010.

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