Dans le numéro précédent du Perspectives SSF, nous nous sommes intéressé aux raisons qui rendent l’intégration d’histoires intéressante pour les enseignants, ainsi qu’à ce que les neurosciences nous apprennent des impacts des récits sur le cerveau humain. Cette fois-ci, nous nous demandons comment introduire des récits à l’enseignement et donnerons des exemples. Nous verrons qu’il y a néanmoins certains risques à le faire, avant de conclure sur la place des récits parmi d’autres stratégies pédagogiques.
Comment intégrer les récits à son enseignement?
Il existe de nombreux livres sur les habiletés qu’il faut développer pour bien raconter (Collectif Littorale, 2007; Morgensen, 2016; Yashinsky, 2004). L’enseignant qui souhaite intégrer les récits à ses cours serait avisé d’en consulter un ou deux. Nous nous contenterons d’évoquer quelques principes souvent mentionnés dans de tels ouvrages:
- choisir un récit que l’on aime et que l’on prendra plaisir à partager (un conte qui nous a touché, un souvenir qui nous est cher, un cas vécu qui nous frappe);
- ne pas l’apprendre par cœur mais en mémoriser les étapes importantes, comme s’il s’agissait d’un souvenir;
- faire confiance au public (à l’intelligence des étudiantes et étudiants), faire confiance au récit (à la solidité de sa structure, aux images claires qu’il évoque; ne pas le surcharger de détails) et se faire confiance (le besoin de partager des histoires est inné).
Mais que raconter? Il nous faut d’abord identifier ou développer un récit
« Intégrer des histoires dans un cours dépend du contexte de la classe et des matières enseignées mais il est presque toujours possible de trouver un angle d’approche sous la forme d’une histoire. C’est souvent plus facile qu’on ne le croit. » (Vansnick, 2018)
Cela peut sembler paradoxal, mais un récit spécifique et très contextualisé à une situation et à un milieu particulier parviendra à toucher un public très diversifié et provenant d’horizons fort différents: « A counterintuitive secret that all good storytellers understand is that the more specific the story, the more universal the connections.» (Simmons, 2006) [cité in Landrum et al., 2019]
Il est possible de se servir d’outils développés par différents spécialistes à travers le temps pour aider à structurer les récits que l’on utilisera en classe. Le schéma actancielde A.J. Greimas est l’un de ces outils. Le linguiste et sémioticien structuraliste y présente différentes positions que peuvent occuper les acteurs d’un récit. Ainsi, un même personnage pourra occuper différentes positions à différents moments de l’histoire.
Voici comment il fonctionne : un destinateur (ex : un roi) lance un sujet (héros) dans la quête d’un objet (une épée magique) au profit d’un destinataire (le peuple). Des opposants (brigands, dragon) et des adjuvants (fée marraine, fidèle destrier) entravent ou soutiennent les efforts du sujet. Alors que l’axe vertical du schéma est celui du désir, l’axe supérieur horizontal correspond à l’axe de la communication et celui du bas à l’axe du pouvoir.
Avec un peu de créativité, il est pratiquement toujours possible d’appliquer ce schéma au voyage d’une molécule dans le sang (biologie) ou à la quête d’une formation politique qui cherche la reconnaissance (études politiques)…
« La recherche d’invariants, voire de « recettes » quand il s’agit de création peut choquer et surprendre. Elle parcourt pourtant toute l’histoire de la littérature et notamment la période classique. Si la même structure se retrouve dans une série sans prétention et un chef-d’œuvre de la littérature, c’est que la création ne se limite pas à ces aspects. » (Duriez, 2018)
Daniel Willingham (2009) insiste, quant à lui, sur l’importance des « 4 C » dans une histoire : causalité, conflit, complications et le personnage (character).
Par exemple, dans le cadre du cours GCI135 Calcul différentiel et intégral, la professeure Marie-Amélie Boucher du Département de génie civil et génie du bâtiment doit enseigner les intégrales triples à des étudiantes et étudiants de première année au baccalauréat. Le cours se déroule dans un contexte où les apprenants n’ont pas tous le même niveaux de connaissances préalables, en raison de différents parcours possibles au cégep.
Considérant que les intégrales triples peuvent servir à calculer les volumes de solides de géométries complexes, la professeure a développé l’histoire de Rodrigue (personnage héros), un ingénieur associé à un concours d’architecture à Dubaï (à la fois destinateur et destinataire). Les étudiantes et étudiants (qui agiront comme adjuvants dans cette histoire) auront donc à aider Rodrigue en calculant les volumes à l’intérieur d’édifices (quête) du plus simple au plus original, afin de prévoir les systèmes de ventilation (objet). Les édifices les plus simples permettront une révision des notions d’intégrales simples pour calculer le volume de solides de révolution, ainsi que les notions d’intégrales doubles qui auront été acquises plus récemment, pour enfin en arriver à introduire la notion d’intégrale triple. Ainsi l’activité comportera une évolution graduelle du niveau de difficulté (complications) et le bâtiment le plus complexe (opposant?) offrira un défi intéressant même aux plus aguerris.
Paul Zak (2013) évoque quant à lui l’arc dramatique décrit au XIXe siècle par l’écrivain allemand Gustav Freytag: incident déclencheur, complication, apogée, inversion, suspense final et dénouement.
Joachim Lépine, chargé de cours au Département des arts, langues et littératures, enseigne notamment le cours ANG 132 Introduction to Translation, French to English. Comme dans plusieurs disciplines, les étudiantes et étudiants de ce cours ont souvent de la difficulté à assimiler le vocabulaire et les concepts nécessaires à analyser leur pratique, de même qu’à distinguer certains éléments stylistiques entre eux.
Nous avons donc proposé à M. Lépine de présenter les différents termes du glossaire de la traduction (ex : grammaticalisation, litote, métonymie, surtraduction, vectoriel, etc.) comme les convives bigarrés d’une soirée mondaine, avec leurs caractéristiques propres (situation initiale). Ainsi Dame Litote sera extrêmement discrète – c’est une figure d’atténuation – et parlera tout bas par double négation, alors que l’excentrique Maître Métonymie aura la curieuse habitude de montrer des objets pour évoquer ce dont il veut vous entretenir (un verre pour son contenu, une lame pour une épée, etc.). Les étudiantes et étudiants seront les héros de ce récit où la personnification des termes pourra les aider à mémoriser tout ce vocabulaire.
Si l’on voulait aller plus loin et introduire un suspense dans cette histoire, on pourrait racconter l’assassinat du Vicomte Vectoriel, l’un des convives (apogée), suivi d’une enquête policière où l’on devra interroger tous les invités un à un, pour en faire un véritable épisode du genre « Meurtre et mystère ». La découverte du coupable – Sire Surtraduction, qui tue toujours avec deux armes! – offrirait alors une résolution ludique à cette activité pédagogique.
Quelques risques à intégrer les récits à son enseignement
La mise en récit d’éléments de contenu à enseigner gagne à être utilisée de manière circonspecte, car, à terme, la fraîcheur et la nouveauté apportées par les histoires pourraient s’épuiser.
Les récits devraient servir à illustrer un point plus général: un principe, un concept, une idée. Selon la professeure émérite Maryellen Weimer, « [b]ecause stories are more memorable than most points, story details may need to be downsized… » (Weimer, 2019) La puissance de certaines images peut effectivement amener les auditeurs à se rappeler davantage du collier de perles de l’héroine que du but fondamental de sa quête… Le psychologue Éric Landrum et ses collègues (2019) estiment que, compte tenu de sa prégnance, une bonne histoire pourrait détourner les étudiants de certains autres thèmes qui devront aussi être abordés lors d’un même cours.
Weimer mentionne également que les récits où l’enseignant se garde toujours le bon rôle perdent rapidement de l’intérêt… « Much more memorable and valuable for students are teachers account of failure, confusion, and misunderstanding…» (Weimer, 2019) Des récits présentés en classe auraient plutôt avantage à expliquer comment « je me suis trompé et voici ce que j’en ai appris… » L’enseignante narratrice ou l’enseignant narrateur se montre alors plus humain et plus proche de son auditoire.
Les contes et autres fictions narratives sont encore souvent associés au monde de l’enfance. Alors que notre bagage culturel occidental nous amène à distinguer le « frivole » et le « sérieux », les étudiantes et étudiants pourraient associer les récits proposés par l’enseignant à de l’amusement qui ne serait pas relié au contenu du cours, notamment s’ils intègrent des éléments comiques. Surtout, l’utilisation régulière d’anecdotes personnelles et de cas exemplaires en classe peut donner l’impression que la science ne repose que sur des cas particuliers et non sur la recherche empirique.
Des histoires pour parler de sciences?
Dans un article de 2014, Michael Dahlstrom, professeur de journalisme à la Iowa State University, examine la différence entre les discours scientifiques et les discours narratifs.
- Les discours scientifiques invoquent des règles générales selon une approche déductive.
- Les discours narratifs favorisent l’induction de cas particuliers vers de grands principes.
- Les discours scientifiques se détachent du contexte à la recherche d’universels.
- Les discours narratifs s’ancrent dans certains contextes spécifiques.
- Les discours scientifiques basent leur légitimité sur la reproductibilité des résultats.
- Les discours narratifs seront crédibles tant que la représentation d’expériences individuelles restera vraisemblable. On a affaire à des niveaux de « vérité » différents.
Le texte de Dahlstrom décrit l’efficacité de la communication narrative en donnant comme exemple les sciences de la santé qui utilisent le processus de personnification pour amener le public à changer certains comportements (meilleure alimentation, lutte au cancer, etc.).
Dans une ère de scepticisme croissant à l’égard des sciences, dans l’environnement médiatique numérique (Internet, blogues, réseaux sociaux), où le « spectateur » est de plus en plus actif, les récits peuvent-ils traverser l’important « bruit » ambiant pour transmettre le discours scientifique? Par exemple, des histoires racontant par qui et comment certaines découvertes ont été faites peuvent servir à ancrer les disciplines scientifiques dans l’expérience humaine : « Stories build connections between who created the knowledge and those who are learning it. » (Weimer, 2019)
En fin de « conte »…
Les récits constituent un outil de plus dans le coffre de l’enseignant, permettant notamment de bonifier la portion magistrale d’une activité pédagogique. De nombreuses recherches en éducation tendent à démontrer la grande efficacité des pédagogies actives au regard de la simple transmission d’information.
Lorsque l’on demande aux étudiantes et étudiants d’inférer des liens, de poser des hypothèses, d’expliciter leur compréhension d’un récit et de prédire son dénouement, on les rend cognitivement actifs. Par ailleurs, une histoire pourrait aussi servir de tremplin vers un segment d’apprentissage plus expérientiel: pourquoi ne pas « raconter » la mise en situation d’une étude de cas à résoudre?
Enfin, une des grandes forces de l’acte de « contage » est de créer une connivence entre l’orateur de ceux qui l’écoutent (Landrum et al., 2019). Il peut « renforcer le sentiment de l’apprenant de vivre une expérience spécifiquement travaillée pour lui. » (Cristol, 2018) La recherche démontre également que la qualité du lien entre enseignant et apprenants demeure un facteur de réussite important.
Sources
“Schéma actanciel”, Wikipédia
Brakke, K., & Houska, J. A. (2015). Telling stories: The art and science of storytelling as an instructional strategy.
Collectif Littorale, L’art du conte en dix leçons, Planète Rebelle, Montréal, 2007, 262 p.
Cristol, Denis, « Raconter des histoires en formation avec le modèle actanciel digitalisé ». Thot Cursus, 17 décembre 2018
Dahlstrom, Michael F., « Using Narratives and Storytelling to Communicate Science with Nonexpert Audiences », Proceedings of the National Academy of Science of the United States of America, 16 septembre 2014
Durièz, Frédéric, « Raconter une histoire ! », Thot Cursus, 17 décembre 2018
Gignard Legros, Virginie, « Le conte (storytelling) comme outil de projection dans notre monde », Thot Cursus, 17 décembre 2018
Landrum, R. E., Brakke, K., & McCarthy, M. A. (2019, August 15). The pedagogical power of storytelling. Scholarship of Teaching and Learning in Psychology. Advance online publication.
Martinez-Conde, Susana et Stephen L. Machknik, « Finding the plot in science storytelling in hopes of enhancing science communication« , Proceedings of the National Academy of Science of the United States of America, 1er août 2017.
Mogensen, Faye, Ancient Stories for Mondern Times, Skinner House Books, Boston, 2016, 282
p.
Paul, Annie Murphy, « Your Brain on Fiction », Sunday Review, New York Times, 17 mars 2012
Vansnick, Régis, « Raconter des histoires, un outil puissant pour la mémorisation », Thot Cursus, 16 décembre 2018
Weimer, Maryellen, « Storytelling : A valuable Teaching Tool”, For Those Who Teach, The Teaching Professor, 9 septembre 2019
Wilingham, Daniel T., “Why Do Students Remember Everything That’s on Television and Forget Everything I Say?” (chapitre 3), Why Don’t Students Like School, Jossey-Blass, San Francisco, 2009, pp.41-80
Yashinsky, Dan, Suddenly They Heard Footsteps, Vintage Canada, Toronto, 2004, 317 p.
Zak, Paul, « Empathy, Neurochemistry, and the Dramatic Arc » (vidéo), Future of StoryTelling, YouTube, 19 février 2013, 5 min 54