Note aux personnes lectrices : le présent article se veut le pendant d’un article similaire paru en novembre 2023 qui présentait les expériences de personnes étudiantes dans de nouveaux espaces d’apprentissage.
Le Magazine pédagogique s’est entretenu avec des personnes enseignantes qui ont utilisé tantôt la salle d’enseignement comodal de la Faculté de droit, le centre de simulation (PRACCISS) de la Faculté de médecine et des sciences de la santé (FMSS) ou la salle des marchés de l’École de gestion. Nous avons interviewé…

Frank Coggins, professeur au Département de finance de l’École de gestion, titulaire de la Chaire Desjardins en finance responsable. Ses intérêts de recherche touchent notamment l’évaluation de la performance et des risques financiers et extra-financiers, ainsi que la finance durable et responsable.
Isabelle Ledoux, professeure à l’École des sciences infirmières de la FMSS. Elle enseigne plusieurs cours dont Éducation à la santé auprès des groupes et accompagne de nombreuses stagiaires. Alors que son doctorat (2016) portait sur la simulation dans les programmes de soins infirmiers au collégial, elle poursuit ses recherches sur les approches pédagogiques et les impacts des simulations en milieu universitaire.


Sophie Truesdell-Ménard, chargée de cours à la Faculté de droit. Avocate, arbitre et médiatrice, spécialisée en droit de la construction, elle enseigne au programme Droit des affaires et risques de l’entreprise (DARE), un diplôme d’études supérieures spécialisées offert avec l’Université Lumière Lyon 2.
On les a interrogés sur la plus-value de ces espaces innovants pour leur enseignement, sur un ou des changements que ces lieux ont amené à leurs façons d’enseigner et sur la façon dont ils perçoivent les rapports avec les personnes étudiantes dans de tels lieux.
Espaces de développement professionnel
La raison première d’enseigner dans ce type d’espaces, c’est qu’ils permettent de présenter aux personnes étudiantes des contextes d’apprentissage qui les prépareront encore mieux à leurs futures carrières.
Isabelle Ledoux l’affirme d’entrée de jeu: « Un espace comme le centre PRACCISS est fondamental pour la formation des personnes étudiantes en sciences de la santé. » Le réalisme offert par l’environnement amène ces dernières à s’investir davantage dans l’apprentissage. D’après la professeure Ledoux, les personnes étudiantes « adhèrent complètement au contrat de fiction de faire comme si c’était vrai. On voit leur motivation et leur intérêt. Elles ont un important niveau d’engagement, même en situation de crise ». De même pour le professeur Coggins, qui précise que « les scénarios que nous faisons vivre aux personnes étudiantes dans la salle des marchés sont plus appliqués que les simulations classiques. Nos simulations utilisent les véritables prix de marché, ainsi que des mises en situation qui ont déjà été vécues par des praticiens. Les personnes étudiantes se débrouillent très bien dans ce type d’activités ludiques. C’est impressionnant ! ».
À la Faculté de droit, la salle d’enseignement comodal « donne accès à des personnes étudiantes qui ne pourraient participer au cours autrement ». Cependant, la tenue de simulations est compliquée pour les personnes à distance « alors que le langage non-verbal des interlocuteurs est important ». Sophie Truesdell-Ménard donne l’exemple d’une simulation de médiation interculturelle où la posture physique en dit beaucoup sur l’attitude des personnes en litige. « C’est un défi pour les personnes étudiantes à distance, car ça leur enlève des possibilités dans l’interprétation de leurs rôles. »
En plus de permettre la pratique de gestes cliniques, les simulations qui sont vécues au centre PRACCISS permettent « d’améliorer les relations humaines en contexte de soins, notamment avec des patients partenaires. C’est ce que l’on appelle parfois des simulations humaines avec patients sains. Par exemple, on peut penser à la relation de confiance que l’on doit établir pour procéder à un examen gynécologique ».
De même, la salle des marchés ne sert pas qu’à effectuer des transactions boursières :
« On veut amener les personnes étudiantes à réfléchir au-delà des transactions, dans un contexte proche de celui de l’industrie », explique Frank Coggins. « Elles doivent évidemment s’assurer de rendements intéressants par rapport aux risques. Mais nos simulations maisons les mettent face aussi à des scénarios pratiques où les solutions se trouvent parfois dans des zones grises. Par exemple, lors de l’un des scénarios, les personnes étudiantes doivent choisir si elles transigent ou non à partir d’informations privilégiées proposées par un personnage de financier fictif qui préconise des pratiques non-éthiques. »
Un des intérêts de la salle d’enseignement comodal, fait remarquer Me Sophie Truesdell-Ménard, c’est qu’elle « permet de réunir au sein de la même classe une diversité de personnes étudiantes, provenant de l’international ou professionnelles en exercice ». La richesse des échanges qui découlent de ces profils divers nourrit l’apprentissage. « J’essaie d’intercaler des exercices pratiques entre les moments d’enseignement magistral. Je préfère favoriser les occasions de partages, de discussions. Il est vrai que j’enseigne à des adultes en exercice. Il s’installe un autre rapport entre la personne enseignante et les personnes étudiantes lorsque nous sommes tous des adultes accomplis. »
De même en gestion, où le professeur Coggins constate que les personnes étudiantes
« s’engagent dans les discussions avec plus d’intérêt, parce qu’elles ont davantage de références. Elles se sentent d’autant plus concernées qu’il s’agit souvent de cas pratiques liés à une simulation ou de situations entendues dans les médias. Sentir que les personnes étudiantes sont animées, passionnées, est aussi important que de les voir maîtriser la théorie ». Pour la professeure Ledoux, « la clé du succès, ce sont les séances de débreffage qui sont au cœur des simulations, où l’on va déterminer ce qu’il faut retenir et transférer dans sa pratique. Ça offre un cadre cognitif très clair aux personnes apprenantes qui veulent s’améliorer ».
Soutien technologique et humain nécessaires
On ne peut passer sous silence le fait que l’enseignement dans de tels espaces requiert davantage de temps, d’énergie et de ressources lors de la planification, mais également lors de l’implantation et de la mise en œuvre des activités. Sophie Truesdell-Ménard l’explique bien :
« Je suis avocate et non-spécialiste des technologies. Pour moi, apprendre à me servir des outils de la salle pour l’enseignement comodal (les écrans pour voir les personnes à distance, les écrans sur le bureau de la personne enseignante) constituait un véritable défi. Il y avait une bonne courbe d’apprentissage, compte tenu des nombreux éléments à maîtriser. Heureusement, je pouvais m’appuyer sur une super équipe de soutien pédagogique à la Faculté de droit, notamment la conseillère pédagogique Marianne Morier ».
Mentionnons que le professeur Coggins peut aussi compter sur le soutien de personnes professionnelles spécialisées comme Abdennabi Khiari, coordonnateur de laboratoire à la salle des marchés, alors que le centre de simulation PRACCISS fonctionne grâce à plusieurs équipes réparties sur deux campus et un site, soit une cinquantaine de personnes pour soutenir les simulations sur corps, humaine et clinique.
Espaces d’expérimentation
De tels espaces d’apprentissage constituent de véritables laboratoires disciplinaires. Les personnes enseignantes permettent aux personnes étudiantes novices d’y vivre des situations critiques et d’y poser des gestes professionnels imparfaits. « C’est un environnement fermé où l’on contrôle les scénarios. C’est un peu un laboratoire qui permet aux personnes étudiantes de mieux comprendre ce qui explique le comportement très émotif de certains investisseurs (et qui peut mener à des chocs financiers) », résume Frank Coggins. « Il s’agit d’un environnement sécuritaire où il est possible de commettre des erreurs inacceptables en contexte clinique », ajoute Isabelle Ledoux. « Dans le rapport To Err is Human : Building a Safer Health System (2000), on mentionne que des erreurs cliniques peuvent être évitées grâce aux simulations. Le centre PRACCISS permet de développer des compétences procédurales, mais aussi des compétences plus larges comme la communication, la collaboration, le travail d’équipe en contexte critique. Ça fait vivre aux personnes étudiantes des évènements rares, mais qu’elles sont susceptibles de rencontrer dans leur pratique. » La professeure Ledoux évoque aussi les défis de la communication thérapeutique, par exemple avec un patient standardisé qui vit une problématique sociale particulière : « J’observe que chaque personne étudiante trouve ses propres moyens, combinés à sa personnalité, mais elles arrivent toutes à trouver des solutions. Il s’agit d’un véritable laboratoire vivant et les personnes étudiantes en redemandent. »
Sophie Truesdell-Ménard fait aussi de sa classe un laboratoire : « J’amène les personnes étudiantes à réfléchir en équipes, puis à formuler des hypothèses pour découvrir les notions que je veux leur présenter. Je les place dans des simulations où elles peuvent expérimenter des idées afin de contourner les problématiques qui surviennent. Toutefois, en comodalité, l’organisation du travail en sous-groupes doit être adaptée, repensée. Lorsque certaines équipes sont à distance et d’autres en présence, ça devient toute une gymnastique. J’ai pris l’habitude de dérouler dans ma tête chaque étape du scénario pédagogique pour bien prévoir comment tout va se passer. »
Ces espaces facilitent également la préparation aux stages et le développement d’activités de recherche aux cycles supérieurs. Ainsi, des études montrent que la formation qui inclue les simulations « améliore la capacité des personnes étudiantes à mieux intégrer les compétences cliniques, ce qui leur permet d’être plus compétentes en stage. Ce faisant, elles peuvent s’attarder à d’autres aspects des stages comme la collaboration interprofessionnelle, la gestion du temps, etc. », rappelle Isabelle Ledoux.
Frank Coggins considère que la salle des marchés « nous amène à développer plein de projets de recherche intéressants et à impliquer des personnes étudiantes dans le développement de ces projets. Souvent, les idées de projet viennent des personnes étudiantes elles-mêmes. Elles sont sur le terrain et sont familières avec toute une culture de la simulation par les jeux vidéo. »
Espaces de convivialité
Comme l’avaient également mentionnées les personnes étudiantes rencontrées en 2023, ces espaces d’apprentissage favorisent une convivialité différente de celle qui se vit dans les salles de classe traditionnelles, tant entre les personnes étudiantes qu’avec leurs enseignants et enseignantes. L’expérience du professeur Coggins à ce sujet est éloquente : « Enseigner au moyen de simulations dans la salle des marchés crée une proximité avec les personnes étudiantes. On a vraiment de beaux échanges avec elles et on tisse des liens particuliers au fil du temps. Mais l’impact de la salle des marchés va bien au-delà de l’enseignement. La salle devient un lieu de rencontres et de mélanges entre personnes étudiantes. Ainsi, le soutien aux personnes étudiantes en début de bac est offert par les personnes en fin de bac ou de maîtrise. »
La professeure Ledoux évoque le phénomène de « bulle » vécu par des groupes lors de certaines simulations au centre PRACCISS. « Quand toutes les personnes étudiantes ont vécu un « code orange »1, elles sont toutes sur le même pied. C’est un milieu unique pour le développement d’un petit groupe d’individus. Ça a un peu l’intensité d’un voyage en groupe… On y trouve une richesse humaine, alors que les personnes étudiantes sont souvent vulnérables. On a droit à l’erreur, puisque toutes font des efforts pour s’améliorer. Le débreffage va permettre un partage d’expériences communes. Les personnes apprenantes vont se rappeler davantage de l’événement que des gestes posés. »
Mais la technologie peut aussi parfois faire obstacle à cette convivialité : « Enseigner en comodalité me demande un peu plus de préparation et de discipline », souligne Me Truesdell-Ménard. « Lorsque j’enseigne à un groupe tout en présence ou tout en visioconférence, je suis généralement plus spontanée. Je n’utilisais pas de microplanification auparavant. J’ai découvert cet outil [gabarit de microplanification proposé par l’i2P] en utilisant la salle comodale et je m’y colle… Je pense que ça m’a amenée à être plus rigoureuse. Je planifie mieux tous les cours que je donne, même ceux en formation continue. »
En plus de devoir planifier davantage ses cours, Sophie Truesdell-Ménard doit faire preuve de passablement d’empathie pour envisager le cours à la fois du point de vue des personnes étudiantes en présence et de celles à distance. « En comodalité, il faut vraiment que je vois les personnes étudiantes pour m’assurer que la participation est similaire en présentiel et à distance. Ça m’a obligé à changer mes réflexes pour penser à observer ce qui se passe des deux côtés de l’écran. Je suis plus à l’aise d’inciter les gens à allumer leurs caméras. Je sais mieux comment favoriser l’interaction des gens à distance. Ça veut aussi dire de porter davantage attention aux personnes en présence, parce que les personnes à distance sont parfois très présentes à travers les appareils de la salle. »
Évidemment, l’espace d’apprentissage ne fait pas tout. Les activités pédagogiques proposées (simulations, travaux d’équipes, discussions, etc.) et surtout la personne enseignante ont un rôle essentiel à jouer afin de développer cet esprit de corps. Également, le rôle et l’attitude de la personne enseignante influencent significativement le climat d’apprentissage. Me Truesdell-Ménard le rappelle bien lorsqu’elle expose la place de l’humour dans son enseignement.
« Dans toutes mes classes, l’humour est un outil pour m’assurer de capter et de garder l’attention, pour faire passer certains concepts, marquer un élément dans les esprits, frapper l’imagination, colorer mon propos. En comodalité, l’humour est particulièrement important parce que je suis toujours préoccupée de conserver l’attention et de créer un lien entre les personnes à distance et celles en présence. Quand tout le monde rit ensemble, ça donne un sentiment d’unité. Ça permet de rendre les personnes étudiantes à l’aise, qu’elles se sentent moins gênées de participer. J’incorpore de petites blagues, des gags récurrents. Je lance des quiz sur Kahoot! [une plateforme d’apprentissage ludique] et tout le monde s’installe sur son téléphone pour répondre. Ça créer une synergie de classe assez dynamique. »