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L’apprentissage expérientiel : quelques pistes réflexives

Dans ce numéro du bulletin Perspectives SSF, plusieurs articles présentent l’apprentissage expérientiel (AE) sous différents angles, tout en cherchant à définir les contours théoriques de ce concept et les pratiques qui y sont rattachées. Dans ce contexte, le présent article vise à poser un regard réflexif sur le concept d’AE. Ainsi, je propose de discuter de la valeur perçue de l’AE comme levier pédagogique de formation et ce, dans une perspective alors plus pragmatique. Enfin, en toile de fond, les liens entre l’AE et le développement de l’expertise seront explorés.

L’AE est souvent associé à la pratique, plus précisément à l’apprentissage par la pratique (Gratchev et Jeng, 2018). Les contextes ou situations qui sont associés à l’AE sont aussi considérés comme instrumentaux au développement de l’expertise chez les personnes étudiantes impliquées (Tomey, Isaac, Hardbolle et Duc, 2021). Pour celles et ceux qui font le choix de l’AE, en particulier avec la perspective de favoriser un rapprochement avec la pratique – celle des praticiens, mais aussi des experts, quelles sont les retombées attendues chez les personnes étudiantes? Ces gains potentiels ou espérés s’alignent-ils bien avec ce qu’est l’expertise, voire la compétence[1] dans différents domaines ou disciplines?


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Mystérieuse expertise

Pr Denis Bédard

Les chercheurs qui ont tenté de comprendre ou de standardiser la pratique d’experts la qualifient parfois de « mystérieuse » (Benner, 1984). Qui plus est, lorsque l’on demande à des « experts praticiens » (Gardner, 2011) de décrire leurs actions, ce qu’ils en disent ne correspond généralement pas à ce qu’ils font : il existe un décalage entre leurs représentations théoriques et leurs actions observées. Le mystère semble en bonne partie tenir au fait qu’en tentant de décrire et de formaliser (par l’application de règles ou de procédures) ce que fait l’expert praticien, il manque toujours une composante moins formelle, voire intuitive. Certaines personnes ont même invoqué « le sens commun » ou « l’instinct » pour justifier leurs actions et les décisions qui en découlent devant des cas plus familiers (ex., anamnèse, diagnostic et traitement). D’aucuns en arrivent donc à la conclusion que « la pratique experte ne peut être théorisée ». (p. 339, Gardner, 2011).

Si l’on accepte le rapprochement entre l’AE et le développement de l’expertise, alors différentes questions se posent.

  • Quels liens devraient être faits entre la théorie et la pratique dans la perspective de favoriser le développement de l’expertise? Quelle importance accorder aux savoirs (knowing), à l’agir (acting) et à la personne (being) (Bibeau et Bédard, 2020) à l’entrée du parcours d’apprentissage, pendant, à terme?
  • Quel type d’accompagnement devraient proposer les personnes superviseures ou enseignantes?
  • Par rapport aux connaissances, quelle posture devraient adopter ces personnes (Bédard, 2014) ?
  • Quelle préparation et quel suivi devraient être offerts aux « novices » que sont les personnes étudiantes dans le contexte de l’AE (Hovington, 2021)?
  • Quelles cibles distinctives d’apprentissage devraient caractériser tout type d’AE?
  • Comment évaluer l’atteinte de ces cibles au-delà des acquis disciplinaires?

L’AE : un « levier pédagogique »

L’AE est un levier pédagogique que toute personne enseignante ou responsable de programme peut décider d’introduire dans le cadre de son cours ou dans le programme dont elle a la responsabilité. Sur le fond, la place et l’importance qui seront accordées à l’AE dans le dispositif de formation doivent être déterminées, comme son alignement avec toute autre pédagogie mobilisée. Très souvent, on « enseigne » des connaissances (fondements théoriques) dans le cadre « d’exposés interactifs ». Puis, en complément, on propose aux personnes étudiantes de « mettre en pratique le contenu présenté » à travers différentes formes d’AE (ex., jeux de rôles, projets, travaux pratiques). Dans le même esprit, au niveau curriculaire, on offrira d’autres formes d’AE, comme des laboratoires ou des stages (coopératifs ou non). Dans les scénarios ou dispositifs plus « complets », on proposera également des activités ou des travaux de nature réflexive afin de développer cette compétence associée à la pratique efficace, voire à l’expertise.

Tous ces moyens sont susceptibles de favoriser l’apprentissage mais moins lorsqu’ils ne sont que superposés l’un à l’autre dans le parcours d’apprentissage. Ainsi, les efforts mobilisés, les gestes posés et les décisions prises pourraient avoir une portée limitée si la planification pédagogique et l’introduction de l’AE dans un cours ou dans un cursus n’est pas guidée par…

  1. une stratégie visant à rendre explicites les connaissances à apprendre et les compétences à développer, de même que leur enchevêtrement (ex., liens théorie-pratique);
  2. un modèle de l’évolution attendue des acquis dans le temps (de la position de novice jusqu’à celle d’expert, en passant par la compétence) que ce soit pour la durée d’un cours, d’une année ou d’un programme;
  3. une explicitation de la posture et des rôles de chacune des personnes impliquées.

Devenir auteur de ses apprentissages… voire de son identité professionnelle

Un des présupposés de l’AE est que la personne étudiante fait les apprentissages les plus significatifs lorsqu’elle est dans l’action et lorsque ces actions sont situées dans un contexte qui se rapproche de celui qu’elle connaîtra une fois sur le marché du travail. Certains auteurs ont aussi insisté sur l’importance d’une « réciprocité entre l’étudiant et les conditions offertes par son environnement » (p. 132, Mandeville, 2009), au sens où chacune des « parties » est susceptible d’avoir un impact sur l’autre. Ils indiquent aussi que cette « transaction » entre les personnes étudiantes et l’environnement d’apprentissage expérientiel devrait se manifester dans la durée, en continuité. Cette « condition » d’un apprentissage significatif ouvre la voie à une autre proposition qui apparaît déterminante afin d’optimiser les retombées de l’AE : la personne étudiante comme auteure de ses apprentissages.

Le fait d’être auteure de ses apprentissages va dans le sens d’une responsabilité de la personne étudiante et permet de nuancer son rapport à l’environnement d’apprentissage. En tant qu’auteure, toute action (cognitive ou motrice) devrait, ultimement, provenir de la personne étudiante. Dans ce sens, le concept de self-authorship développé par Baxter-Magolda (2004) est très intéressant et instrumental pour interpréter la réalité pédagogique de l’AE. Les trois dimensions considérées (cognitive, interpersonnelle et intrapersonnelle) sont résolument ancrées dans la réalité de la personne étudiante. Ainsi, l’hypothèse de travail est que pour tirer profit de multiples situations d’AE, il importe que la personne étudiante soit de plus en plus auteure non seulement de ses apprentissages mais également de son développement personnel et professionnel.

D’un point de vue pédagogique, il est alors question de mettre en place des conditions qui invitent la personne étudiante à être auteure de ses apprentissages et de son évolution. Dans le modèle à trois paliers du développement de l’expertise pédagogique de Biggs (2003), une personne enseignante a atteint le troisième et plus haut palier lorsqu’elle est avant tout centrée sur ce que font les étudiants. Le développement de l’expertise pédagogique des personnes enseignantes favoriserait le développement de l’expertise (disciplinaire ou professionnelle) chez les personnes étudiantes.

Être auteur de ses apprentissages dans le contexte de l’AE, c’est pouvoir répondre à la question : « Qu’est-ce que je dois apprendre? », comme à la question : « Comment dois-je apprendre? ». Ces deux premières questions sont des jalons sur le chemin du développement de l’expertise. Une troisième question pourrait être plus difficile : « Pourquoi dois-je apprendre (ceci ou cela)? ». C’est avant tout cette question qui ramène la personne à elle-même, à ce qu’elle est, à ce qu’elle souhaite devenir. C’est aux dimensions intrapersonnelle et interpersonnelle de Baxter-Magolda (2004) que les réponses à cette question sont rattachées, tout comme l’enjeu du développement de son identité professionnelle et, par ricochet, de son identité personnelle. Plus la forme d’AE proposée se rapproche de la réalité des milieux de pratique, plus la question de l’identité de la personne étudiante devient déterminante et structurante. Plus la trajectoire du développement de l’expertise à travers l’AE sera jalonnée et balisée, plus l’acquisition graduelle d’une identité professionnelle sera possible. C’est en effet à travers cette vision de plus en plus précise que les apprentissages et le développement de compétences seront susceptibles d’être les plus significatifs.

En conclusion, la mise en relief des pistes réflexives proposées dans le présent article visait, entre autres, à démontrer que le choix de l’AE ne peut se résumer à « faire davantage agir », voire « à faire davantage réfléchir » les personnes étudiantes. En tant qu’enseignant, je me dois d’intégrer cette forme de situations d’apprentissage dans une réflexion pédagogique et didactique, personnelle et interpersonnelle, à court terme et à plus long terme, soutenue. Ce portrait multifactoriel est indicatif que toute planification pédagogique est une activité complexe. Cependant, cette complexité représente un défi accessible à toutes et à tous. Mon expérience m’a montré que les avantages qui découlent d’une planification pédagogique, en particulier lorsqu’elle implique l’AE, sont pour les personnes étudiantes et nous-mêmes, les enseignants significatifs et qu’ils compensent largement le temps et les énergies investis.


[1] Dans le cadre de cet article, les cibles « agir comme un expert » ou « agir avec compétence » ne seront pas différenciées. Bien que certaines nuances puissent être faites, la personne lectrice est ici invitée à considérer le terme expert comme représentant une personne professionnelle ayant plusieurs années d’expérience, agissant avec compétence et reconnue comme telle par ses pairs.

Références

Baxter Magolda, M.B. (2004). Self-authorship as the common goal of 21st century education. In M.B. Baxter Magolda & P.M. King (Eds.), Learning partnerships: Theory and models of practice to educate for self-authorship (pp. 1-35). Sterling, VA: Stylus.  Disponible ici.

Bédard, D. (2014). Être enseignant ou devenir enseignant dans le supérieur : telle est la question… de posture ! Dans G. Lameul et C. Loisy (dir.), La pédagogie universitaire à l’heure du numérique (pp. 97-110). Bruxelles : De Boeck.  Disponible ici.

Benner, P. (1984). From Novice to Expert. Menlo Park, California: Addison-Wesley.

Bibeau, J. et Bédard, D. (2020). E² pedagogy: a call to re-center Being at the heart of the learning Experience. Conference Proceedings, CEWIL, Saint John’s, Newfoundland.

Biggs, J.B. (2003). Teaching for quality learning at university (2nd Ed.). Buckingham: Open University Press/Society for Research into Higher Education

Gardner, L. (2012). From Novice to Expert: Benner’s legacy for nurse education. Nurse Education Today, 32, 339-340.

Gratchev, I. et Jeng, D.-S. (2018). Introducing a project-based assignment in a traditionally taught engineering course. European Journal of Engineering Education, 43(5), 788-799. https://doi.org/10.1080/03043797.2018.1441264.

Hovington, S. (2021). Les stages dans les métiers relationnels : profiter pleinement de son expérience. Montréal : JFD Éditions.

Mandeville, L. (2009). Une expérience d’apprentissage significatif pour l’étudiant. In D. Bédard et J.-P. Béchard (dir.), Innover dans l’enseignement supérieur (p. 125-138). Paris : Presses Universitaires de France. Disponible ici.

Tormey, R., Isaac, S., Hardebolle, C. et Duc, I. L.  (2021). Facilitating Experiential Learning in Higher Education. [VitalSource Bookshelf 10.0.1]. Récupéré à partir de vbk://9781000440034

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