La majorité des enseignants universitaires souhaitent que leurs étudiantes et étudiants acquièrent davantage que des connaissances disciplinaires et des habiletés spécialisées pendant leur formation. D’autres habiletés qui relèvent davantage d’états d’esprit, de façons d’être et d’interagir avec autrui doivent également être développées.
Comment circonscrire ces habiletés? Qui doit porter la responsabilité de les enseigner? Comment en favoriser le développement? Comment évaluer ce développement? À qui cela sert-il? La réponse à ces questions est loin d’être évidente.
Nous avons demandé à la professeure Isabelle Nizet, du Département de pédagogie de la Faculté d’éducation, de proposer ses propres réponses à ces diverses questions. Isabelle Nizet donne des cours d’évaluation aux futurs enseignants et enseignantes du secondaire et à ceux en exercice. Elle forme également les professeurs et chargés de cours universitaires à l’évaluation de compétences.
1. De quoi s’agit-il?
(La nébuleuse des soft skills)
Il existe plusieurs mots ou expressions pour parler de ces habiletés « humaines ». En voici un aperçu.
Attitude
« Une attitude est une disposition intérieure de la personne qui se manifeste par des réactions émotives apprises et ressenties selon ses connaissances, ses croyances et ses perceptions. Cette réponse émotionnelle interne influence positivement ou négativement les comportements et la façon d’agir d’une personne. Ces comportements, actions ou manifestations observables de l’attitude servent d’assise à l’enseignement et à l’évaluation des attitudes. » (Lussier et Gosselin, 2015) Cette façon de comprendre les habiletés humaines pourrait en faciliter l’identification, toutefois, on préfère de loin s’appuyer sur la définition de compétence au moment d’en penser l’évaluation.
Savoir-être
Selon des documents du Bureau d’appui à l’intégration professionnelle de l’Université de Lille (BAIP, 2015 et 2016) : « [L]a notion de savoir-être se situe entre la connaissance et l’action. Cette notion est utilisée indifféremment comme équivalent à des « compétences comportementales » ou encore à des « savoirs comportementaux ». Les savoir-être peuvent tout aussi bien recouvrir des « attitudes » (disposition psychologique stable, résistance au changement, etc.) que des « comportements » (expressions, gestuelle, prises de position, etc.). »
Compétences générales (soft skills)
« Ensemble des aptitudes personnelles que possède un individu et qui peuvent lui être utiles dans son travail. Certaines qualités qui font appel à l’intelligence émotionnelle, comme la souplesse, le pouvoir d’influence, le sens de l’humour et l’empathie, représentent des compétences générales. Les compétences générales s’opposent aux compétences spécialisées, qui sont davantage liées aux connaissances acquises par un enseignement. » (Office québécois de la langue française, 2017) Notons qu’elles sont considérées comme des « aptitudes », qui font partie de la personne. Elles sont qualifiées de compétences quand le monde du travail s’en empare pour définir des profils professionnels.
Compétences relationnelles et sociales
La psychologue Odile Camus, maître de conférences à l’Université de Rouen, a tenté de cerner ce que les employeurs entendent par « compétences relationnelles et sociales ». On y retrouve selon elle une référence aux affects orientés vers autrui (empathie, perception du sentiment des autres, respect, tolérance…), une référence au rapport à soi (confiance en soi, autoévaluation, conscience de soi, maturité d’esprit, développement personnel), de même qu’une référence au travail en équipe (coopération, collaboration, négociation, résolution de conflits, synergie de groupe, objectifs communs…).
Compétences comportementales
S’il n’a pas été possible de trouver une définition fiable de « compétences comportementales », on constate que l’expression est davantage usitée en France où elle est souvent opposée aux compétences techniques. L’expression est aussi un équivalent donné à soft skills (Lestonat, 2014) qui apparaît plus précis que les « compétences générales » suggérées par l’OQLF. Les compétences comportementales comprennent des habiletés d’autorégulation et de réflexivité comme la gestion du stress ou l’adaptabilité. Par exemple, le Conseil national de recherches du Canada considère aussi bien le « leadership qui inspire » que la « recherche de résultats et d’efficience » comme des compétences comportementales.
L’expression demeure donc problématique. Pour Sandra Bellier, professeure à l’Institut de sciences politiques de Paris, il y aurait « une contradiction de fond entre la notion de compétence et celle de comportement… ». Alors qu’une compétence s’exerce dans l’action et dans un contexte donné, le comportement relève de la personnalité, « cette partie pérenne de nous-mêmes et ne peut en aucun cas dépendre du contexte… ». (2000)
Isabelle Nizet : « Ces différents termes ne recouvrent pas les mêmes objets. […] Parler de compétence comportementale implique que l’on exige de la personne qu’elle démontre dans des situations précises (ou des familles de situations) des comportements jugés comme adéquats. Ces comportements sont des habiletés relationnelles, attitudinales, la démonstration du respect de valeurs dans des gestes professionnels. On peut donc les observer, en reconnaître les manifestations, les consigner, les repérer et en discuter. Les notions de savoir-être et d’attitude recouvrent partiellement cette réalité. » |
2. Est-ce bien nécessaire de développer ce genre de compétences?
(« Doit-on enseigner cela à l’université? »)
L’Université de Sherbrooke a adopté des finalités de formation institutionnelles pour tous ses programmes, parmi lesquelles on retrouve :
- le développement intellectuel, dont la réflexivité, la pensée critique et la créativité;
- la communication et les habiletés relationnelles, dont l’ouverture à la diversité et le travail en équipe;
- l’éthique, dont les enjeux du domaine disciplinaire, les règles éthiques, la démarche de réflexion et l’intégrité;
- l’autonomie et la prise de décision, dont responsabilité et prise de décision, déontologie, responsabilité sociale et ouverture au changement.
On sait que la plupart des programmes professionnalisants sont soumis à une forme d’agrément. Les ordres professionnels exigent souvent que les diplômés d’un programme puissent démontrer l’acquisition d’habiletés personnelles ou sociales. À titre d’exemple, le Bureau canadien d’agrément des programmes de génie évalue 12 « qualités ». De ce nombre, au moins 4 pourraient correspondre à des « savoir-être » : travail individuel et en équipe, communication, professionnalisme et apprentissage continu.
On peut toutefois penser que, sans incitatifs externes, peu d’enseignants s’engageront dans le développement de compétences comportementales, même s’ils souhaitent qu’elles soient maîtrisées par les diplômés de leurs programmes :
« L’enseignement des attitudes pose ainsi un défi de plus aux enseignants qui auront plutôt tendance à s’y soustraire (Beauchamp, 2013; Lussier, 2012), puisque selon eux, les attitudes ne sont pas partie prenante des apprentissages à enseigner (Beauchamp, 2013). » (Lussier et Gosselin, 2015)
Isabelle Nizet : « Que dirait-on à un enseignant en sciences infirmières ou en enseignement primaire, s’il laissait ses futurs professionnels exprimer leur seul talent naturel de compassion avec ses patients ou de patience avec les élèves? » |
3. Comment enseigner les compétences comportementales?
(Former comme on évaluera)
Isabelle Nizet « Les compétences comportementales prennent du temps à développer et donc, le rôle de mentorat, de coaching, est très important. On enseigne cela progressivement et l’évaluation devrait être pour l’apprentissage avant tout, du moins pendant la formation. L’essentiel pour les étudiants est d’apprendre à comprendre ce qu’ils dégagent par leurs comportements. Cela ne s’apprend qu’avec des prises de conscience… Il faut ensuite une réflexion sur les motivations de leurs comportements, les obstacles à leur démonstration, les émotions associées à des comportements attendus… » |
« Il n’est pas dans la pratique courante d’évaluer une connaissance ou encore une habileté sans l’avoir au préalable enseignée. Ne devrait-il pas en être de même pour l’évaluation des attitudes? Force est de constater que l’évaluation des attitudes n’est pas une mince tâche pour l’enseignant. » (Lussier et Gosselin, 2015)
Il est toujours recommandé de n’évaluer que ce qu’on l’on a enseigné. Il faudra donc donner aux étudiantes et étudiants de fréquentes occasions de s’exercer aux compétences comportementales que l’on voudra évaluer et leur donner de la rétroaction.
Isabelle Nizet : « De mon point de vue, on ne peut pas exiger un comportement ou la manifestation d’une attitude au terme d’une formation si l’étudiant n’a pas appris à les construire et à les démontrer de manière minimale. Ces comportements souvent appuyés sur des valeurs sont généralement regroupés dans la dimension éthique de la profession. Et, comme tels, leur non-respect peut être objet d’insatisfaction, voire de dépôt de plaintes. Il est, me semble-t-il, clair que ces qualités doivent également faire partie du développement de l’apprenant et donc décrites, balisées avec un seuil minimal de compétence manifestée. Nous sommes dans une époque où les dommages liés à une absence d’apprentissage relationnel sont démasqués. Ils deviennent donc un enjeu social essentiel. » |
4. Comment peut-on évaluer les compétences comportementales?
(« État d’esprit, manifeste-toi! »)
Pour évaluer si un étudiant fait montre d’entregent, de réserve ou de créativité, etc., il faut le mettre dans une situation où il devra faire appel à l’une ou l’autre de ces compétences. Lussier et Gosselin (2015) proposent une démarche en 4 étapes pour évaluer les attitudes dans les programmes d’enseignement supérieur.
- Le choix des attitudes à développer
Le nombre d’attitudes à évaluer devrait être limité : « ce qui est fondamental dans la discipline ». - L’identification du sens de l’attitude
L’attitude à évaluer doit toujours être contextualisée dans des situations professionnelles et disciplinaires. - La sélection des indicateurs
« Un bon indicateur est observable, facilement comparable, laisse peu de place à l’interprétation et apporte de l’information relative au critère auquel il se réfère. » - La conception des moyens pour susciter la manifestation de l’attitude
« Des tâches concrètes, les plus authentiques possible, où l’attitude est une des ressources à mobiliser, fourniront à l’enseignant des indices que l’attitude est manifestée par l’étudiant. »
Isabelle Nizet : « La première chose est de rendre explicite toute attente au niveau de la « compétence comportementale » visée. Sinon, on table sur les « talents naturels » et, par conséquent, on ne donne pas la chance à tous les coureurs de se développer à ce niveau. La vraie question est de dire : voilà ce que nous attendons de toi comme professionnel, comment pouvons-nous te permettre d’atteindre un seuil minimal à ce niveau? » |
Ces « tâches concrètes, les plus authentiques possible » nous apparaissent comme une des meilleures façons d’évaluer les compétences comportementales. À partir d’une revue de nombreux auteurs, Leroux, Hébert et Paquin (2015) proposent 8 caractéristiques d’une tâche d’évaluation en situation authentique.
Une évaluation en situation authentique doit :
- représenter un défi pour l’étudiante ou l’étudiant;
- mener à la réalisation d’une production ou d’une performance;
- assurer le transfert des connaissances;
- permettre à l’étudiant de développer des habiletés métacognitives;
- amener les étudiantes et étudiants à collaborer;
- mener à une production authentique qui représente ce qui se fait en contexte professionnel ou dans la vie courante;
- être la plus fidèle possible à l’environnement et aux outils utilisés en contexte authentique;
- prévoir formellement des moments de discussion et de rétroaction.
Comme modalités d’évaluation adaptées à l’évaluation en situation authentique, Leroux, Hébert et Paquin mentionnent les grilles d’évaluation à échelle descriptive, le questionnaire métacognitif, l’entrevue et le portfolio. Elles rappellent qu’Archbald (1991) suggère même la participation de plusieurs évaluateurs et le développement de pratiques d’accord entre les juges.
Isabelle Nizet : « Oui, une compétence ne peut se développer qu’en situation et ne peut aussi être évaluée qu’en situation. Le caractère authentique est bien sûr idéal (situation réelle), mais en apprentissage on peut y aller progressivement : simulations, jeux de rôles, autoconfrontation, autoanalyse, coanalyse de prestations filmées, stages. » |
5. Y a-t-il des risques de dérive?
(La préoccupation utilitariste)
À former les étudiantes et étudiants à être des professionnels affables et proactifs, qui aide-t-on? Le futur travailleur ou son employeur?
Pour Sandra Bellier, les compétences comportementales « font partie de ce que l’on cherche à cerner dans les entreprises et qui est de plus en plus souvent considéré comme un prédicateur de la réussite professionnelle » (2000). Le fait de devenir plus dynamique, plus à l’écoute, plus structuré, etc., enrichit l’individu mais également son milieu de travail. Certains cyniques s’inquiètent pourtant : « [L]e développement personnel ne consiste-t-il pas, ici, en premier lieu, à maintenir son niveau d’employabilité? » (Heller, 2004)
Dominique Steiler, enseignant-chercheur en management à Grenoble École de management, attire l’attention sur une potentielle dérive utilitariste des compétences comportementales :
« Si l’on pense au retour sur investissement de la bienveillance, est-ce encore de la bienveillance? La gratitude ne doit pas être au service du profit et de l’hyperperformance de l’entreprise. On ne peut pas la quantifier, encore moins avec une barre de niveau sur un CV, ça n’a pas de sens! » (cité dans Miller, 2016)
La formation universitaire vise-t-elle la reproduction de comportements attendus par le marché du travail, ou encore le développement d’une conscience professionnelle?
Isabelle Nizet : « Un professionnel ou un futur professionnel gagne toujours à avoir une perception exacte de ses forces et de ses points plus faibles. Je crois qu’il s’agit de développer davantage une conscience de qui nous sommes dans des situations complexes de travail. Une meilleure conscience de ces attentes est un atout majeur. » |
Sources
Bellier, Sandra, « Compétence comportementale : appellation non contrôlée », extrait de Compétences en action, expérimentations, implications, réflexions pratiques, Éditions Liaisons, 2000, p. 1-5.
Bureau d’appui à l’insertion professionnelle, Les compétences, Université de Lille, 2016 [document PDF].
Bureau d’appui à l’insertion professionnelle, Guide pratique : Traduction en compétences, Université de Lille, 2015 [document PDF].
Conseil national de recherches du Canada, page Compétences comportementales, Gouvernement du Canada, 1er octobre 2014.
Conseil national de recherches du Canada, Compétences en gestion (MG), Gouvernement du Canada, 10 janvier 2014.
Camus, Odile, « La notion de compétences relationnelles : une conception utilitariste de la relation à l’autre », Communication et organisation, 2011, vol. 2, no 40, p. 127-140.
Heller, Thomas, « ″Savoir-être″, pouvoir et enjeux identitaires : une critique de l’idéologie du soi », Communication et organisation, no 24, 2004 [consulté le 23 novembre 2018].
Leroux, Julie Lyne, Alexandra Hébert et Johanne Paquin, « Concevoir des tâches d’évaluation en situation authentique », dans Leroux, Julie Lyne (dir.), Évaluer les compétences au collégial et à l’université : un guide pratique, Montréal, Éditions Chenelière − Association québecoise de pédagogie collégiale, 2015, p. 157-196.
Lestonat, Élodie, « Former le salarié aux compétences comportementales », Thot Cursus, 16 juin 2014 (m. à j. 17 septembre 2014).
Lussier, Silvie et Raymonde Gosselin, « Une démarche pour l’évaluation des attitudes », dans Leroux, Julie Lyne (dir.), Évaluer les compétences au collégial et à l’université : un guide pratique, Éditions Chenelière − Association québecoise de pédagogie collégiale, 2015, p. 627-648.
Miller, Marine, « Les étudiants sont désormais formés au ″savoir-être″ », Le Monde − Campus, 12 octobre 2016.
Nasi, Margherita, « En entreprise, la personnalité des diplômés devient primordiale », Le Monde − Emploi, 12 octobre 2016.
Pôle-emploi, « Au fait, c’est quoi le savoir-être? », Pole-emploi.fr, [s.d., page consultée le 21 novembre 2018].