Si le déploiement de Trajectus facilitera bientôt l’intégration de la géolocalisation à la formation de l’ensemble des disciplines universitaires, force est de constater que plusieurs enseignants n’ont pas attendu cette application pour se servir des coordonnées GPS dans leurs cours. Alors que le rapport à l’espace et au terrain ne surprendra personne pour une filière comme le génie civil, on sera peut-être étonné de constater comment on s’en sert en gestion ou même en histoire…
En génie civil et en génie du bâtiment
Comme l’explique bien le professeur Mathieu Nuth, « la géolocalisation, ça fait partie de notre travail » pour planifier, modéliser, prédire, calibrer, produire des analyses et même pour concevoir. « J’ose espérer qu’on transmet à nos étudiants l’idée que normalement un ouvrage bâti est positionné quelque part et que l’on doit considérer cela comme une contrainte, dit-il. Dans notre profession, c’est la première chose qu’on regarde, et ils le savent. »
Les étudiantes et étudiants suivent d’ailleurs le cours de Topométrie (CGI 111) dès le premier semestre parce qu’ils auront besoin de ces connaissances tout au long de leur baccalauréat et de leurs stages. Ils y apprennent notamment à déterminer les coordonnées géodésiques de divers points sur le campus universitaire. Et surtout pas avec leurs téléphones cellulaires (trop imprécis)! On leur montre à se servir de niveaux, de théodolites, de stations totales.
« Un programme de bac en génie civil sans relevé topographique serait beaucoup trop théorique, explique Mathieu Nuth. D’ailleurs, les étudiants à Sherbrooke sont habitués à des programmes professionnalisants. Ils veulent de vrais plans d’ouvrages, sinon ils décrochent. Ils apprennent plus vite comme ça. Ça les motive. » De même, les logiciels (Autocad et Catia) utilisés dans les cours de dessin technique ou en 3D, incluant le BIM (building integrated modeling), intègrent souvent des options de géolocalisation. Le niveau de précision géomatique exigé dépendra du problème présenté aux étudiantes et étudiants.
Au-delà des structures humaines, il y a tout ce qui touche le génie environnemental où les données géospatiales sont essentielles pour savoir sur quels emplacements on veut intervenir. « On demande aux étudiants de travailler avec les données les plus réalistes possibles, dit le professeur. Et pas juste pour la topographie… Selon le type d’ouvrage, on aura besoin de la géologie (composition des sols), de l’hydrologie (bassins versants), etc. ». D’après Mathieu Nuth, en génie civil, la géolocalisation, c’est surtout une façon d’organiser les données.
Selon la nature des projets de fin de bac, la géolocalisation entrera plus ou moins en jeu. Souvent, une visite de site est prévue pendant la phase d’analyse des projets, parfois avec des analyses topographiques. Lorsqu’une implantation est prévue, les étudiants utilisent souvent Google Maps par eux-mêmes pour pouvoir dire : « C’est là que sera notre projet. » Et le professeur Nuth d’évoquer l’accompagnement d’une équipe étudiante qui devait planifier la reconstruction d’un pont trop passant traversant l’axe d’un village. Dans un tel cas, l’emplacement devient fondamental (plus en aval? plus en amont?) et on travaille avec des données GPS.
Mathieu Nuth rappelle que, à l’instar de leurs collègues de génie mécanique, électrique ou informatique, les étudiantes et étudiants en génie civil et en génie du bâtiment développent en fin de bac des projets dont les plans sont si avancés qu’ils pourraient être réalisés. « La phase de conception est complétée, ditil. On est au stade du plan pour commentaires. » Malheureusement la nature des ouvrages sur lesquels ils travaillent (hôpitaux, ponts, barrages) en rend souvent la concrétisation impossible.
Le projet du professeur Nuth, Développement d’outils de visualisation en réalité virtuelle et augmentée des projets de conception des finissants en génie civil et de génie du bâtiment, a été financé par le Fonds d’innovation pédagogique institutionnel 2017. « Avec la réalité augmentée et la réalité virtuelle, on veut donner aux étudiants l’occasion de visiter ce qu’ils ont créé, de voir une sorte de prototype, de pouvoir le montrer, même possiblement à l’endroit où l’implantation est effectivement prévue », explique Mathieu Nuth.
Pour le moment, les modèles en réalité virtuelle souhaités serviraient surtout d’outils de visualisation et d’analyse. D’une certaine façon, ils remplaceront les plans. Toutefois, le professeur Nuth explique qu’Hydro-Québec et de grosses boîtes d’ingénierie commencent à se servir de tels outils pour de la conception, afin de montrer aux clients et aux partenaires l’allure du projet, quitte à le modifier ensuite.
En intelligence d’affaires
Le professeur Daniel Chamberland-Tremblay, responsable du diplôme et du microprogramme de 2 e cycle en stratégie de l’intelligence d’affaires, l’affirme tout de go : « En gestion, la dimension spatiale est sous-utilisée. Pourtant, 80 % des données disponibles en entreprise ont une référence spatiale. » Il faut constamment faire la démonstration du retour sur investissement de la géolocalisation. Le professeur donne l’exemple d’un fabricant de meubles qui voulait mieux connaître ses clients. Plutôt que d’utiliser un sondage dont le taux de réponse n’était pas garanti, on a croisé des données géospatiales basées sur les codes postaux des livraisons (données démographiques publiques). On s’est aperçu qu’une partie importante de la clientèle américaine du fabricant était hispanophone, alors que son site web n’avait pas de version espagnole…
On assiste à une évolution rapide des technologies qui permettent de démocratiser la géolocalisation, mais cette évolution va de pair avec une rapide obsolescence, croit le professeur Chamberland-Tremblay. Outre les données GPS, il y a plusieurs façons de géolocaliser selon l’échelle à laquelle on travaille et l’objectif poursuivi : aux puces de radio-identification (RFID tags) et aux réseaux Wifi et Bluetooth s’ajoutent aujourd’hui les données de télédétection par laser (LIDAR) et l’Internet des objets (ex : lampadaires intelligents qui filment et peuvent reconnaître la forme, la couleur et la plaque d’un véhicule pour le suivre). Les applications se développent aussi. Désormais, on utilise la réalité augmentée en marketing, et l’analyse des mégadonnées ouvre des avenues surprenantes.
Selon Daniel Chamberland-Tremblay, cela fait partie de la difficulté à utiliser ces technologies en affaires : « En plus de la complexité inhérente à ces outils et du temps nécessaire à les maîtriser, il n’y a pas d’offre de données rationnelle, ce qui entraîne la nécessité d’utiliser plusieurs jeux de données de provenances différentes. À terme, il faut mettre ces données en images, présenter des tableaux de bord pour qu’elles soient accessibles à des gestionnaires afin de faciliter leur prise de décision… » Or, l’exploitation des technologies géospatiales – qui se situent pour lui à l’interface entre les mondes physique et numérique serait un trait distinctif de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.
À l’École de gestion, la géolocalisation s’enseigne principalement dans deux cours :
- Intelligence et géomatique d’affaires (GIS 360), offert au baccalauréat. Les étudiantes et étudiants y apprennent à travailler avec des données qui mènent à des décisions d’affaires. Ils utiliseront notamment les données ouvertes de la Ville de Sherbrooke, ainsi que les données de recensement. Dans le cadre d’un travail de session, ils doivent positionner un commerce en tenant compte de divers facteurs spatiaux. Parmi les exemples de commerces qui ont dû être positionnés dans le passé : des pharmacies, des cafés de quartier, des magasins de vélo… Tous des créneaux où l’emplacement est stratégique.
- Intelligence compétitive et géospatiale (GIS 808), offert à la maîtrise en administration. Les étudiants y apprennent notamment à géocoder (exemple : à partir d’une liste d’employeurs, la transformer en points sur une carte). À partir d’un coffre à outils fourni par l’enseignant, les étudiantes et étudiants posent un diagnostic sur une situation d’affaires particulière. Ils intègrent également les données spatiales à d’autres renseignements sur des compétiteurs, ce qui permet d’établir où sont les marchés d’un concurrent, ses structures d’approvisionnement, etc.
Le professeur Chamberland-Tremblay voit bien l’intérêt de ce qu’il appelle la « pédagogie géospatiale ». Selon lui, elle permettra de mettre en contexte les apprentissages comme jamais auparavant, alors que des services géospatialisés – comme Trajectus, par exemple – renseigneront l’étudiant sur le terrain quant à ce qui lui arrive en temps réel. Des « interactions géolocalisées » entre enseignants et étudiants en situations authentiques, ou entre pairs étudiants, mèneront à ce qu’il qualifie de véritable « collaboration géospatiale ». Le professeur admet volontiers qu’il faudra aussi sensibiliser les futurs professionnels aux diverses préoccupations éthiques que toute cette surveillance suscite.
En histoire
« De tout temps, les gens sont en lien avec le territoire, que ce soit pour subir ses limites ou pour les surmonter. Mais pour le comprendre, il faut mettre les sources historiques en lien avec l’espace », avance Léon Robichaud, professeur qui enseigne notamment le cours L’informatique appliquée à l’histoire (HST 279).
« Pour y arriver, il faut que les étudiants s’approprient de nouveaux concepts et apprivoisent de nouveaux logiciels, dit-il. On veut qu’ils cessent d’être simplement des consommateurs de contenus. On veut en faire des créateurs. On peut géoréférencer des cartes anciennes, les retracer sur une base contemporaine, produire des cartes finales, faire des analyses, etc. Les données anciennes n’étant pas conçues pour ce type de traitement, la démarche apporte aussi une réflexion critique sur notre rapport à la technologie. »
Avec humour, le professeur Robichaud admet que géoréférencer n’est pas toujours perçu comme une activité « intellectuellement stimulante » par ses étudiants et collègues. Ceux-ci n’y voient pas toujours la valeur ajoutée d’y mettre le temps nécessaire. Oui, il est encore possible de ne pas tenir compte de la géolocalisation en histoire. Plusieurs historiens ne s’y aventurent pas, mais, quand on y pense, « tout a rapport à l’espace ». Le professeur Robichaud donne l’exemple du projet Mapping the Republic of Letters de l’Université Stanford où l’on a cartographié les relations entre les philosophes des Lumières. Le cas de Voltaire est particulièrement intéressant, car on peut constater l’étendue de son réseau de correspondance, même durant son exil en Angleterre.
« Il y a des phénomènes spatiaux que l’on étudie en histoire et pour lesquels la géolocalisation devient un outil essentiel. On pourrait tracer des cartes à la main, mais avec la géolocalisation, le potentiel d’analyse est décuplé : pas besoin de redessiner la carte chaque fois. On accumule nos données puis on génère des cartes au besoin », explique Léon Robichaud.
Le professeur évoque son propre travail sur le quartier Sud de Sherbrooke avec les étudiantes et étudiants du cours L’informatique appliquée à l’histoire. Chaque étudiant dépouille deux ou trois feuilles (manuscrites!) du rôle d’évaluation de Sherbrooke en 1921 et les transcrit dans un document partagé sur Google Sheets – c’est d’ailleurs un autre changement dans le travail de ces futurs historiens : on ne travaille plus que pour soi mais pour partager ses données avec une équipe et avec d’autres usagers éventuels.
Le groupe travaille avec un plan de Sherbrooke en 1917 pour situer les unités d’évaluation dans l’espace. Le problème, c’est que les adresses civiques de 1921 sont différentes de celles de 1917, et qu’elles ne sont pas non plus celles d’aujourd’hui. On dispose toutefois d’un plan de la ville de 1953 comprenant des adresses rayées… soit celles de 1921. Donc, il y a tout un suivi minutieux à effectuer pour géolocaliser les bâtiments de 1917 présentés dans le rôle d’évaluation. Dans certains cas, les bâtiments n’existent plus (par exemple, des maisons derrière la rue King ont été démolies pour faire place à des stationnements pour les commerces).
Ensuite, le professeur Robichaud demande à ses étudiants de croiser les données du rôle d’évaluation avec celles des recensements pour cartographier l’identité ethnique des résidents et la valeur des loyers selon les différents logements. En examinant la carte, des questions émergent : Lorsque l’on se rapproche du chemin de fer, est-ce que les loyers baissent? Quelle est la différence entre la valeur des loyers sur la rue King, où il y a davantage de commerces, avec celle des loyers sur la rue Alexandre, une rue mixte comprenant des commerces et des résidences?
« L’idée derrière ça, c’est vraiment d’avoir une base cartographique où l’on peut comprendre des phénomènes sociaux, ethniques ou économiques dans l’espace, explique Léon Robichaud. On peut faire toutes sortes de tableaux, mais pour de tels phénomènes spatialisés, c’est vraiment la carte qui nous permet de bien voir… Le cas de la ségrégation ethnique illustre bien l’intérêt de la cartographie : dans certains quartiers, on constate peu de mixité entre les Canadiens français et les Britanniques; dans d’autres, les gens sont voisins sur le même bout de rue. »
Des compétences à la carte
Ces trois exemples tirés de disciplines très différentes permettent d’emblée de dégager certaines caractéristiques de l’utilisation de la géolocalisation en formation universitaire : une courbe d’apprentissage abrupte, un certain scepticisme à surmonter, mais un niveau de réalisme apprécié par les étudiants, une meilleure prise en compte de la complexité du terrain et de nouvelles avenues d’investigation ouvertes par la spatialisation de l’information.