À l’automne 2014, des étudiants de l’Université McGill attribuaient des collants verts (acceptables), jaunes (douteux) ou rouges (offensants) aux costumes de leurs collègues pendant les fêtes d’Halloween. Commentant cet incident, Rachida Azdouz, psychologue et spécialiste des relations interculturelles rattachée à l’Université de Montréal, rappelle qu’« [i]l est très difficile de faire la différence entre l’intention malveillante et la maladresse. Et c’est devenu tellement hypersensible qu’on prête au maladroit des intentions malveillantes! » (Galipeau, 2016)
L’hypersensibilité évoquée par Mme Azdouz semble caractériser la pensée d’une nouvelle gauche militante qui s’inquiète d’éventuelles stigmates résultantes de l’exposition à des opinions blessantes : « … [B]eaucoup des discours opposés à la liberté d’expression envisagent cet enjeu à la lumière de termes médicaux et psychologiques. Ils plaident que la seule présence de certains conférenciers sur le campus a des conséquences post-traumatiques pour certains étudiants », explique Peter Bonilla, vice-président aux programmes de FIRE (Foundation for Individual Rights in Education), un organisme sans but lucratif voué à la défense de la liberté d’expression dans un cadre universitaire (cité dans Nadeau, 2017b).
En avril 2017, Jean-François Nadeau du Devoir interroge des sociologues comme Jean-Philippe Warren de Concordia et Yves Gingras de l’UQAM en lien avec la perception d’une restriction progressive de la liberté d’expression dans les universités: « Avant d’utiliser certains mots ou certaines images en classe, il y a désormais […] une mise en garde — le « trigger warning » — pour des objets qui pourraient susciter des réactions » (Gingras, cité dans Nadeau, 2017). Par exemple, une enseignante avertira son groupe d’étudiants qu’il sera question de problématiques reliées au viol pendant son activité pédagogique et que certaines personnes pourraient en être choquées.
Présente depuis une dizaine d’années sur les campus américains, cette vague arrive au Québec par le biais des campus anglophones, mais certains campus francophones sont désormais touchés. Dans un reportage de Radio-Canada, une postdoctorante de l’UQAM explique qu’elle a dû interrompre une conférence sur la transsexualité « car des étudiants et militants opposés à ses propos la chahutaient » (ActualitésUQAM, 2017). Elle y défendait notamment l’idée qu’on ne peut pas naître dans le « mauvais corps ». Des conférences du chroniqueur nationaliste Mathieu Bock-Côté ont également dû être annulées.
Leffet « chambre d écho »On (echo chamber) des réseaux sociaux combiné à l effet multiplicateur du Web contribuerait à isoler davantage les groupes d’étudiants opposés.
De l’avis de certains étudiants, un campus universitaire devrait être considéré comme un « espace sécuritaire » (safe space), c’est à dire « un endroit permettant aux personnes habituellement marginalisées […] de ne pas avoir à être confrontés aux réactions négatives généralement dominantes à leur sujet…» (Wikipedia) Pour défendre cet idéal, certains sont prêts à manifester bruyamment leur opposition à divers discours – le plus souvent de droite – jusqu’à rendre impossible la prise de parole de certains conférenciers invités ou même d’enseignants.
Souvent les protestataires dénoncent ce qu’ils qualifient d’« instrumentalisation de la liberté d’expression » dans le but d’attaquer des groupes minoritaires. Ils estiment que certains discours offensants ont déjà amplement droit de cité. Marcos Ancelovici, titulaire de la Chaire en sociologie des conflits sociaux à l’UQAM, explique : « Je ne dis pas qu’il faut interdire la parole de certaines personnes. Je dis que cette parole étant déjà omniprésente, le débat ne souffrira pas forcément d’une manifestation dénonçant cette prise de parole » (cité dans Nadeau, 2017)
Ainsi, des émeutes violentes à Berkeley, le 1 er février 2017, ont empêché Milo Yiannopoulos, éditeur de Breitbart News, de s’adresser à des étudiants. Le 2 mars 2017, des émeutes au Middlebury College du Vermont contre le politicologue Charles Murray, connu pour ses thèses libertariennes, ont blessé une enseignante. Le journaliste Christian Noël de Radio-Canada souligne cette statistique troublante:
« Selon un récent sondage réalisé sur les campus américains, la majorité des étudiants [51 %] estiment qu’il est acceptable de faire du vacarme pour faire taire une personne si cette dernière tient des propos offensants ou blessants. De plus, un étudiant sur cinq [19 %] croit que l’utilisation de la violence est acceptable dans cette situation… »
Toutefois, ce genre de démonstrations a le potentiel d’obtenir l’effet inverse de ce que souhaite les manifestants : « Nous avons la conviction que la meilleure défense contre des idées qui peuvent paraître offensantes n’est pas d’interdire leur accès à la place publique. […] Règle générale, le fait d’interdire provoque au contraire un vent de sympathie qui peut rendre destructeur ce qui autrement passerait à peu près inaperçu. » (Bonilla, cité par Nadeau, 2017b)
En quête de l’origine de ce nouveau mouvement, David Bromwich (2017) professeur d’anglais à l’Université Yale, s’attarde à l’impact des médias sociaux sur le débat public. L’effet « chambre d’écho » (echo chamber) des réseaux sociaux combiné à l’effet multiplicateur du Web contribuerait à isoler davantage les groupes d’étudiants opposés, tout en donnant de la légitimité à des positions et des actions de plus en plus affirmées : « Students raised from a young age in the total surround of the digital world are susceptible to unprecedented anxieties when faced with spontaneous conversation or argument. »
Bromwich (2017) pointe également du doigt une certaine complaisance des étudiants et des administrateurs qu’il attribue à la relation fournisseur-client de formation qui sévirait désormais dans les universités…
« …A campus is regarded today as a friendly « community, » a « home » away from home, to cite words that appear with some regularity in college brochures. It is a place ruled by a spirit of comity and cordiality. Any word or gesture that implies disharmony is frowned on. The corporate-university presentation draws much of its incidental effectiveness from appearing to go hand-in-hand with democracy. No one in the campus community, it suggests, should ever be made to feel less comfortable than anyone else. […] The pressure for campus censorship has much to do with the confidence of students that they will not be held to account. They are in the position of customers, and they have rightly guessed that educational institutions act on the assumption that the customer is always right. Administrators […] respect the customer more than the customer respects them… »
Lorsqu’il cherche les causes de cette frilosité, le journaliste Bret Stevens du New York Times en vient à dénoncer certaines politiques identitaires:
« …[I]dentity politics […] has made the distance between making an argument and causing offense terrifyingly short. Any argument that can be cast as insensitive or offensive to a given group of people isn’t treated as being merely wrong. Instead it is seen as immoral, and therefore unworthy of discussion or rebuttal. The result is that the disagreements we need to have — and to have vigorously — are banished from the public square before they’re settled. » (nos emphases)
Pour Stevens, il est essentiel de réhabiliter l’exercice du désaccord intellectuel productif et respectueux, tel qu’il était enseigné à l’université… à une autre époque:
« In other words, to disagree well you must first understand well. You have to read deeply, listen carefully, watch closely. You need to grant your adversary moral respect; give him the intellectual benefit of doubt; have sympathy for his motives and participate empathically with his line of reasoning. And you need to allow for the possibility that you might yet be persuaded of what he has to say.»
De son point de vue, on est en train de former une génération qui ne comprend pas l’intérêt des débats d’idées pour la santé d’une démocratie.
Donnons-nous l’occasion à nos étudiants de s’enrichir intellectuellement grâce aux désaccords? Qu’enseigne-t-on sur nos campus en lien avec ce sujet chaud? Une plus grande sensibilité culturelle? Le respect? La tolérance? Le dialogue?
Sources
« Liberté d’expression menacée? », Actualités UQAM, 13 février 2017
« What’s Fueling the Free-Speech Wars – Readers react to ‘The New Campus Censors’ », The Chronicle of Higher Education, 9 novembre 2017
Bromwich, David, « The New Campus Censors », The Chronicle of Higher Education, 3 novembre 2017
Galipeau, Sylvia, « Halloween tabou », La presse, 29 octobre 2016
Gauvreau, Claude, « Débat sur la liberté d’expression », Actualités UQAM, 27 mars 2017
McQuigge, Michelle, « Geishas, headdresses out as Canadian universities stave off offensive Halloween costumes », The Toronto Star, 23 octobre 2016
Nadeau, Jean-François, « La censure contamine les milieux universitaires », Le Devoir, 1 avril 2017
Nadeau, Jean-François, « Haro sur la censure dans les campus », Le Devoir, 1 er avril 2017(b)
Noël, Christian, « Propos haineux et liberté d’expression : des affrontements sur les campus », RadioCanada.ca, 13 novembre 2017
Stephens, Bret, « The Dying Art of Disagreement », The New York Times, 24 septembre 2017
Tremblay, Marie-Ève (réalisation: Julien D. Proulx), « La liberté d’expression en danger dans les universités? » (8 min 21), Corde sensible, Radio-Canada, 12 février 2017 [consulté sur YouTube]