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L’université américaine est-elle assez agile pour le 21 siècle?

Qu’il s’agisse de l’appropriation de nouvelles méthodes d’enseignement ou de technologies, notre veille nous a confrontés tout au long de l’année à des critiques décriant une certaine résistance au changement dans le monde universitaire américain. Si d’aucuns considèrent que cette stabilité a permis à l’institution de résister aux effets de mode et de perdurer dans le temps, divers auteurs croient plutôt que l’ampleur et la rapidité des mutations sociales auxquels font face aujourd’hui les universités exige davantage de souplesse.

Dans un article d’opinion, Ann Kirschner, doyenne de la City University à New York, constate combien le discours universitaire valorise l’innovation. Paradoxalement, elle remarque que plusieurs ouvrages récents d’universitaires en appellent à briser diverses formes d’inertie institutionnelle.

Par exemple…

Ben Wildavsky, Andrew P. Kelly and Kevin Carey (ed.), Reinventing Higher Education: The promise of innovation, Harvard Education Press, 2011

Les auteurs de cet ouvrage collectif doutent que les missions d’enseignement et de recherche soient réconciliables. Ils déplorent que les innovations en formation restent à petite échelle, lorsqu’elles surviennent… On présente l’exemple de l’Université Minnesota–Rochester, une institution publique sans département ni cours magistraux, où l’enseignement repose sur les données probantes et est appuyé par les technologies.

Clayton M. Christensen et Henry J. Eyring, The Innovative University: Changing the DNA of Higher Education from the Inside Out, Jossey-Bass, 2011

On y compare les expériences de Harvard et de la Brigham Young University – Idaho. Christensen, l’un des coauteurs, est à l’origine du concept d’innovation de rupture (disruptive innovation). Pour Eyring et lui, l’innovation de rupture en enseignement supérieur, c’est clairement la formation en ligne.

Richard Arum et Josika Roska, Academically Adrift: Limited Learning on College Campuses, University of Chicago Press, 2011

Une étude qui a beaucoup fait la manchette l’an dernier, mais dont la méthodologie a été très critiquée. En gros, les auteurs présentent la faillite du système américain à améliorer la pensée critique, le raisonnement analytique et les habiletés rédactionnelles des étudiants, notamment au niveau des colleges.

La doyenne Kirschner s’en prend ensuite à la lenteur des transformations dans les universités, notamment quant aux aspects suivants.

L’intégration des technologies : «… [T]echnology in and out of the classroom is at the discretion of the professor, with rare institutional support or enthusiasm…»

Le développement de la formation en ligne : «Although e-learning has been around for nearly 20 years, […] Online learning has about as much credibility on some campuses as global warming at a Tea Party rally.»

L’internationalisation : «Some institutions have indeed begun ambitious expansions with overseas branch campuses or partnerships, but they are merely transporting the old model to new physical space abroad.»

La modification des programmes (ses solutions) : «… [S]treamlining pathways to degrees, redesigning models of instruction, competency-based programs, better advising, shutting down or consolidating underperforming programs…»

L’évolution de la pédagogie universitaire : «Imagine if improvements in outcomes through teaching became a significant factor in the tenure process, and if faculty were required to attend professional- development training.»

Là où Ann Kirschner devient percutante cependant, c’est lorsqu’elle avance que la principale menace à l’université proviendrait de ce qu’elle appelle la désagrégation du diplôme :

«The ultimate threat to universities could come from the disaggregation of the degree, as students take advantage of the growing availability of open-source learning networks to present evidence of competency to prospective employers. It is already true that more than one-third of college students attend multiple colleges, cobbling together credits from various places. The infrastructure to facilitate the creation of a personalized degree is not yet in place… […] But an even more radical change is on the drawing board, courtesy of entrepreneurs who will force our crazy quilt of half-hearted articulation agreements to give way to an international network of course and credit exchanges.»

Kirschner évoque ensuite des initiatives comme MITx, la Khan Academy, TED-Ed et le cours d’intelligence artificielle de Sebastian Thrun dont nous vous avons déjà fait part. Ce qui l’amène à affirmer : «All of those are signposts to a future where competency-based credentials may someday compete with a degree.»

À ceux qui demeurent malgré tout convaincus du caractère incontournable de l’institution universitaire, elle sert cet avertissement :

«Running like a vein of gold through much of the recent writing on change in higher education is the comforting theme that universities are more important than ever, since society needs educated citizens more than ever. Only we can issue an accredited degree, the precious entry ticket to the knowledge economy.

«We will not have that advantage forever. The value of the diploma is symbolic, backed not by gold but by the graduate’s sense of its worth and the employer’s willingness to accept it as the currency of competency. Sometimes symbolism is simply too expensive.»

Si Kirschner est bien consciente de l’âpreté du contexte socioéconomique dans lequel évoluent les universités américaines (baisse du financement par les États, compétition des institutions à but lucratif, marché de l’emploi catastrophique, récente sortie du président Obama contre les institutions trop onéreuses), elle reste très sévère quant à la productivité du secteur :

«Higher education is hardly to blame for the collapse of the economy, but we should be held accountable for our inability to control costs, our inadequate graduation rates, and our students’ lack of preparedness for the modern work force.»

Ceux qui se sentent prêts à relever le défi de l’innovation en formation ont cependant besoin d’en évaluer les risques. Comment vérifier si une innovation sera féconde? Si elle est viable à grande échelle? C’est le pari du Center for 21st Century University (C21U) associé au Georgia Institute of Technology. Par des projets concrets, souvent de nature technologique, on tente de dessiner les contours de ce à quoi l’université de demain ressemblera.

«Experimentation in the form that universities will take in the twenty-first century is difficult to validate and deploy on a scale that will influence the national agenda in higher education. One key problem is that experimentation is nearly impossible without a “living” laboratory…»

Le C21U est donc un «laboratoire d’usagers» (living lab) dont le mandat est notamment d’«expérimenter et d’obtenir des succès grâce à de nouveaux modes de transmission de contenus, testés avec de vrais étudiants et utilisant de nouvelles approches curriculaires validées par le marché». [traduction libre]

Les professeurs Richard A. DeMillo et Paul M.A. Baker, respectivement directeur et directeur adjoint du Centre, s’inquiètent de ce que les universités assistent passivement aux changements qui les assaillent plutôt que d’y prendre une part active :

«… If you think that it’s all revolving around you, and you’re going to be able to impose your value system on this train that’s leaving the station, that’s going to lead you to one set of decisions. […] The higher-education market is reinventing what a university is, what a course is, what a student is, what the value is. I don’t know why anyone would think that the online revolution is about reproducing the classroom experience.»

Ces universitaires américains ont-ils raison de souhaiter que l’on appuie sur l’accélérateur en matière d’innovation? Les transformations qu’ils réclament amélioreront-elles vraiment la formation offerte aux étudiants? Permettront-elles d’assurer la pertinence de la formation supérieure? Gageons que leurs voix se multiplieront encore pour l’année à venir.

Sources

Site Web du Centre for 21st Century Universities, Georgia Institute of Technology.

«University students learn next to nothing»,Macleans on campus, 18 janvier 2011.

Christensen, Clayton M. et Henry J. Eyring, «Guest Post: Eight thoughts on higher education in 2012»,Washington Post, 23 décembre 2011.

Jaschik, Scott, «Academically Adrift»,Inside Higher Ed, 18 janvier 2011.

Jossey-Bass Publishers, «Clayton Christensen and Henry Eyring discuss The Innovative University», YouTube [vidéo], 8 juillet 2011, 5 min 10.

Kirschner, Ann, «Innovations in Higher Education? Hah! College leaders need to move beyond talking about transformation before it’s too late», The Chronicle of Higher Education, 8 avril 2012.

Parry, Marc, «Could Many Universities Follow Borders Bookstores Into Oblivion?»,The Chronicle of Higher Education, 7 mars 2012.

Woodfield, Steven, «US: Reinventing Higher Education», University World News, n o 181, 24 juillet 2011.

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