Scénarisation… Design… Conception… Ingénierie pédagogique? On pourrait penser que ces activités sont devenues aussi habituelles aux professeurs et chargés de cours que de préparer un exposé ou de corriger des travaux. Est-ce bien le cas? Sinon pourquoi?
Les formateurs se cachent pour scénariser?
La scénarisation des activités d’apprentissage rencontre plusieurs freins. Manque de temps? Sans doute, mais on peut penser qu’il y a autre chose…
Se pourrait-il qu’il soit moins naturel pour des spécialistes disciplinaires – souvent centrés sur les contenus à transmettre – de prévoir chaque moment d’un cours dans les moindres détails? Moins naturel de se préoccuper autant du «comment faire apprendre» que du «quoi faire apprendre»? Pour le formateur universitaire qui voit son expertise comme un tout, il peut être difficile de découper la matière et les apprentissages à faire en sous-objectifs plus granulaires. Serait-ce simplement que les formateurs qui ne scénarisent pas leurs cours n’en voient pas les bénéfices?
Pourtant, à l’heure de la formation en ligne, en mode hybride, sous forme de classe inversée, en binôme, avec des méthodes actives, soutenue par les TIC, où l’on offre davantage de latitude aux étudiantes et étudiants, il devient difficile de faire l’économie d’un plan permettant de se souvenir de là où l’on veut amener nos étudiants et de la séquence des activités prévues afin de ne pas oublier de matériel…
«Ce qu’on appelle « scénario pédagogique » décrit le processus d’apprentissage articulé aux différentes étapes du cours, depuis les objectifs à atteindre, à l’issue du parcours, jusqu’aux modalités d’évaluation des acquis, en passant par les contenus à assimiler; les activités structurantes à réaliser et le mode d’accompagnement dont les étudiants vont bénéficier.» (Henri et al., 2007)
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la scénarisation…
À sa plus simple expression, le scénario fonctionne comme un aide-mémoire, tant pour ne pas perdre de vue les compétences que l’on cherche à développer que pour se rappeler le matériel que l’on veut apporter en classe ou les instructions qu’il reste à rédiger avant de mettre son cours en ligne. C’est bien sûr très réducteur. Clarifions tout de suite qu’un scénario pédagogique n’est pas un plan de cours. S’il intègre les contenus et peut servir de «… base à la conception d’un document destiné aux apprenants et qui présente le déroulement et le calendrier de formation» (Basque, 2007), il est forcément plus détaillé.
Une des premières raisons de scénariser une activité pédagogique, c’est justement de développer la séquence d’enseignements et d’apprentissages : il s’agit de placer sur la ligne du temps, dans le bon ordre, les leçons, les interactions avec les étudiants, les travaux qu’ils auront à effectuer, les moments d’évaluation, etc. De même, on y précisera le travail que le formateur fera en parallèle (préparation de matériel, accompagnement d’étudiants, corrections, etc.).
Un second motif pour scénariser, directement lié au premier, c’est le principe de cohérence ou ce que l’on appelle parfois l’alignement pédagogique. L’idée est de s’assurer de liens logiques forts entre les objectifs d’apprentissage que l’on poursuit pour ses étudiantes et étudiants, les moyens d’évaluation que l’on prendra pour vérifier leur atteinte et les activités pédagogiques que l’on mettra en place pour parvenir à ses fins.
Il faut bien constater que le concept de scénario pédagogique veut dire différentes choses pour différents auteurs. Selon que l’on enseigne en présentiel ou que l’on conçoive des modules de formation en ligne autoportants, la nature des scénarios produits sera assez différente. Emmanuelle Villiot-Leclercq, de l’Université Joseph-Fourrier à Grenoble et dont la thèse portait sur le soutien à la rédaction et à la réutilisation de scénarios pédagogiques, rappelle que l’expression comporte diverses significations :
«Pour les uns, le signifié est une description écrite et statique d’un déroulement prévu ou antérieur. Pour les autres, sous l’influence de travaux en ingénierie pédagogique et sur les langages de modélisation pédagogique, le signifié est une description dynamique des différents composants du scénario (ressources, activités, acteurs, etc.) et de leurs interactions qui permet une opérationnalisation et une exécution automatique ou semi-automatique sur un support numérique.» (Villiot-Leclercq, 2007)
Scénariser : les uns et les autres
On l’a beaucoup dit, le métier d’enseignant change… Il n’est plus automatique que le formateur se retrouve seul à donner une leçon magistrale avec sa craie et son tableau. L’organisation des cours se complique et la tâche d’enseignement ressemble parfois à de la gestion de projet. D’autres bonnes raisons de se mettre à la scénarisation pédagogique, ce sont les bénéfices que les différents acteurs d’une formation pourront en retirer. C’est vrai pour le formateur lui-même, pour ses collaborateurs – peu importe leur statut – et, a fortiori, pour les étudiantes et étudiants.
Le formateur bénéficie du scénario lorsqu’il prend directement part au processus de scénarisation. En plus de la cohérence évoquée plus tôt, il aura à effectuer une réflexion parallèle sur les meilleures pratiques d’enseignement pour se rendre à bon port. Le scénario devient alors un miroir de soi à soi qui permet de concrétiser cette réflexion.
«Le scénario pédagogique est le résultat d’un processus de conception pédagogique (« description a priori« , « séquence orchestrée », « mise en scène ») : ce processus peut être simplement réflexif (amener l’enseignant à se poser des questions) et descriptif et/ou amener l’enseignant jusqu’à la production du scénario que l’apprenant exécutera. On est alors sur un processus de scénarisation.» (Villiot-Leclercq, 2007)
À partir du moment où le formateur n’est plus le seul à développer l’activité pédagogique (par exemple, lorsqu’il transige avec d’autres enseignants, des assistants, des tuteurs ou les membres d’une équipe multimédia pour de la formation en ligne), le scénario permet au professeur ou au chargé de cours de communiquer sa vision et ses intentions quant aux objectifs pédagogiques à atteindre et aux moyens pour y parvenir.
«La scénarisation est avant tout un travail de conception de contenu, d’organisation des ressources, de planification de l’activité et des médiations pour induire et accompagner l’apprentissage, et d’orchestration, c’est-à-dire d’intégration des contributions des différents spécialistes qui travaillent à la conception et à la réalisation du scénario dans l’environnement.» (Henri et al., 2007; nos emphases)
Le scénario pédagogique devient alors l’instrument de communication privilégié pour que tous aillent dans la même direction : «Par le design de scénarios pédagogiques, le concepteur établit les liens entre les sources d’information et les différents acteurs. […] Le concepteur prévoit les types de communication, les stratégies pédagogiques, les modes de collaboration entre les acteurs» (Paquette et al., 2003, cités dans Villiot-Leclerqc, 2007).
Chérie, j’ai scénarisé les étudiants
De tous les acteurs de la formation, le premier rôle va bien sûr à l’étudiante ou l’étudiant. Si l’on veut valoriser son autonomie, lui offrir des choix d’activités ou d’évaluations et avoir de plus en plus souvent recours aux pédagogies actives, il est important de scénariser comment l’étudiant prendra part à ses apprentissages et non seulement d’identifier les contenus qu’on veut lui transmettre.
«La scénarisation n’a plus simplement pour but de stimuler l’apprenant et de lui permettre d’entrer en rapport avec un contenu d’apprentissage, mais bien de structurer et d’organiser son activité pour l’amener à apprendre dans un contexte signifiant.» (Henri et al., 2007)
C’est ce que certains auteurs appellent un scénario d’apprentissage, où les actions des apprenants s’imbriquent avec celles du formateur :
«Un scénario d’apprentissage est l’ »ensemble des activités destinées aux apprenants et organisées en un tout cohérent; à ces activités, on greffe les instruments offerts comme supports aux activités (instruments-intrants) et les instruments à être réalisés par les apprenants (produits) »» (Paquette et al., 1997, cités dans Villiot-Leclerqc, 2007)
Dans le scénario d’apprentissage, le choix des activités est explicité et leur rapport à l’ensemble de la démarche de formation est précisé. La façon de mener les activités en classe ou en ligne est exposée, mais il faut aussi scénariser ce qui se passe… en coulisses.
Le professeur Denis Bédard, de la Faculté d’éducation, a développé avec son équipe une formation hybride à partir de bonnes pratiques répertoriées. Il s’appuie sur McKeachie (2010) et d’autres auteurs pour expliquer l’importance de scénariser les moments d’études. Ceux-ci seraient aussi – sinon plus – significatifs pour l’apprentissage que les moments passés en classe :
«Si on se fie aux auteurs qui ont travaillé sur cette question [McKeachie et autres], je devrais me préoccuper beaucoup de ce qui se passe quand [les étudiants] ne sont pas avec moi et guider, accompagner… […] cette zone plutôt grise de ce que font les étudiants quand ils ne sont pas avec le prof. […] Ici, je balise, organise, orchestre, détermine le parcours d’apprentissage, pas juste quand ils sont avec moi…» (Bédard, 2012)
Par ailleurs, Bédard estime que le fait de scénariser un cours à distance peut même modifier la façon dont un formateur considère l’enseignement présentiel :
«Je n’enseigne plus les cours en présentiel de la même façon depuis que j’ai développé ce cours-là [EPU 950 Enseigner en contexte universitaire] et que je l’ai donné… parce que je ne réfléchis plus de la même façon l’apprentissage dans le contexte de la non-présence d’un enseignant. Je ne laisse pas au hasard ce qui va se passer.» (Bédard, 2012)
Il était une fois dans l’activité pédagogique…
Un autre intérêt du scénario pédagogique, c’est qu’il devient ce document qui accompagne le formateur et son équipe tout au long du trajet : en amont, pendant et en aval. On ne saurait donc faire l’économie d’un acteur-clé (l’enseignant-réalisateur?) qui veille à ce que le scénario soit respecté ou ajusté au besoin.
On l’a dit, le scénario pédagogique se veut un puissant outil d’aide à la conception d’activités pédagogiques en présentiel ou à distance. Il permet de prendre du recul et d’examiner si le plan de formation fonctionne sur papier dans un premier temps :
«… Le scénario a pour but de planifier le déroulement de l’activité de formation et ainsi de permettre au concepteur d’évaluer la faisabilité du scénario (notamment au plan temporel) et d’assurer une cohérence entre les différents événements d’apprentissage et d’enseignement de la formation (que ce soit par le formateur ou par l’apprenant) et de prendre des décisions quant à la nature et aux modalités de chaque activité d’apprentissage proposée aux apprenants.» (Basque, 2007)
Plus le travail de préparation avant la formation sera minutieux, plus l’activité pédagogique coulera de source. Comme le mentionne un collègue conseiller pédagogique : «Un scénario pédagogique, ça marche quand c’est invisible», quand on ne voit plus les ficelles.
Pendant le développement de l’activité en ligne ou la prestation en présentiel, le scénario pédagogique sert de guide et de rappel (Basque, 2007). «De fait, le scénario pédagogique se présente pour l’enseignant comme un outil d’accompagnement […] structurant qui peut intervenir à différents niveaux (« situation d’apprentissage », « activités »).» (Villiot-Leclerqc, 2007; notre emphase) Il peut d’ailleurs être utile de prévoir des moments de régulation pour revenir aux objectifs d’apprentissage, se recentrer sur les activités prévues dans le scénario ou s’ajuster à des situations imprévues qui ne manqueront pas de survenir.
On néglige souvent cette dimension, mais un scénario pédagogique demeure également fort pratique après la fin de l’activité pédagogique. D’une part, on voudra y revenir pour noter ce qui a bien ou moins bien fonctionné :
«La notion de scénario est liée à la notion de traces, ces dernières pouvant contribuer à l’évolution du scénario dans le temps, soit de manière dynamique, soit de manière asynchrone (Barré et Choquet, 2005) selon une perspective de réingénierie.» (Villiot-Leclerqc, 2007)
D’autre part, un scénario pédagogique éprouvé constitue une ressource d’enseignement et d’apprentissage qui peut être partagée avec des pairs, en fonction d’une licence de propriété intellectuelle (ouverte ou propriétaire) à définir. Emmanuelle Villiot-Leclercq mentionne que des communautés de pratique échangent de tels scénarios ou du moins des ressources pédagogiques «mises en scène». Elle rappelle que «[l]eur dimension numérique leur donne la possibilité d’être partagées facilement, épargnant la peine à un autre enseignant de refaire le même travail».
Autant en emporte le scénario
Peut-être qu’un des freins les plus persistants quant au choix de recourir ou non à la scénarisation pédagogique, c’est cette perception qu’il s’agit d’un cadre contraignant qui inhibe la spontanéité du formateur. France Henri et ses collègues posent la question : «Peut-on créer plus de souplesse dans un scénario?» (2007) À l’intérieur de ce cadre, n’y a-t-il pas de place pour une certaine liberté? «…[S]i le scénario pédagogique est un cadre structurant, il semble aussi être une forme d’organisation permettant l’expression d’une créativité et laissant la place à l’invention…» (Villiot-Leclercq, 2007)
N’est-ce pas ici qu’il faut revenir à la métaphore du scénario et à l’univers cinématographique qu’il évoque? Si Hollywood développe des scénarios à la chaîne dans un processus quasi-industriel, c’est le même outil qui est utilisé par des cinéastes indépendants et innovateurs :
«… Il est intéressant de constater que le concept de scénarisation emprunte des termes à des domaines artistiques (cinéma, musique). Cette proximité sémantique redonne ses lettres de noblesse à « une geste » de l’enseignant à qui l’on a pu reprocher sous l’influence des approches de conception pédagogique, « instructional design », une trop grande soumission à des règles rigides et théoriques. Elle est associée à la dimension créative, composante essentielle du travail de l’enseignant et vise à la conception de situation d’enseignement et d’apprentissage.» (Villiot-Leclercq, 2007; notre emphase)
L’acrobate sur un fil de fer n’est-il pas plus serein quand il sait qu’il y a un filet de sécurité en dessous? Sa performance en est-elle moins éblouissante?
Sources
Basque, Josiane, Contamines, J. et Maina, M., Introduction à l’ingénierie pédagogique, TÉLUQ- UQAM, 2010, 24 p.
Basque, Josiane, « L’élaboration du scénario pédagogique» (texte 441, module 4; texte tiré du cours EDU 1030 Design pédagogique en formation d’adultes), TÉLUQ, 2007, 24 p.
Bédard, Denis, «Les pédagogies actives en formation à distance : mythe ou réalité?» (conférence captée en vidéo), présentation dans le cadre du Mois de la pédagogie universitaire, le 16 avril 2012, YouTube, 31 min 4.
Henri, France, Compte, C. et Charlier, B., « La scénarisation pédagogique dans tous ses débats…», Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, vol. 4, n o 2, 2007, p. 14-24.
Vaufrey. Christine, «TICE et scénarisation pédagogique» (livre blanc), Thot Cursus, mai 2011 (mise à jour : janvier 2013) [accès réservé aux membres – disponible au Service des bibliothèques].
Villiot-Leclercq, Emmanuelle, «Le concept de scénario pédagogique» (chapitre 2), dans Modèle de soutien à l’élaboration et à la réutilisation de scénarios pédagogiques (thèse de doctorat), Université Joseph-Fourier – Grenoble I, Université de Montréal, 2007, p. 17-43.