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Regards d’un historien sur les sciences humaines numériques

En février dernier, l’expression digital humanities atteignait la cote de 100 % sur Google Trends. Pour certains enthousiastes, ces sciences humaines numériques représenteraient l’avenir, voire une planche de salut pour les programmes en lettres, sciences humaines et sciences sociales, qui souffrent d’une remise en question de leur valeur émanant de la crise financière que connaît le monde de l’enseignement supérieur (Darcos, 2011). Mais comment concilie-t-on l’enseignement d’outils et de compétences numériques au sein de disciplines traditionnellement peu tournées vers la technologie?

Perspectives SSF s’est entretenu avec Léon Robichaud, directeur du Département d’histoire depuis juin dernier.

Une vision d’ensemble de l’histoire

Lorsqu’on lui demande ce qui caractérise l’enseignement offert dans son département, Léon Robichaud est prompt à répondre qu’il travaille de concert avec les directeurs de programmes pour offrir aux étudiants une vision d’ensemble de la discipline historique. Cela se traduit bien sûr par une solide formation de base constituée de cours à thématiques «spatio-temporelles» (Antiquité, Moyen-Âge, États-Unis, Europe moderne, Canada, etc.) mais aussi par plusieurs cours «méta-historiques» obligatoires : méthodologie, archives, musée, patrimoine.

Léon Robichaud

Du cours Réussir en histoire, avant même le début du bac, jusqu’à certains projets aux cycles supérieurs (ex : base de données sur le rachat des rentes seigneuriales, analyse des réseaux sociaux de marchands au 17 e siècle), en passant par différents cours à option – comme Histoire, jeu vidéo et ludification offert pour la première fois ce semestre – et aux stages pratiques avec expérimentation en 3 e année (dont le professeur Robichaud est coresponsable), tout est mis en place pour que les étudiants en histoire soient bien outillés pour s’insérer dans le marché du travail.

C’est dans ce cadre que le directeur du Département enseigne le cours obligatoire HST 279 L’informatique appliquée à l’histoire. Les étudiantes et étudiants y sont exposés à la numérisation des archives, puis initiés à l’utilisation des bases de données et à l’histoire quantitative. Ils se familiarisent avec divers outils de diffusion tels l’image, la cartographie numérique, la reconstitution tridimensionnelle et, bien sûr, le Web.

Une vision nuancée des sciences humaines numériques

«Le numérique agit comme un amplificateur et augmente les capacités de l’historien. Ce n’est pas une solution magique», affirme Léon Robichaud. Parce que des outils leur permettent des analyses plus efficaces, l’échelle de travail change : «Un historien qui souhaite écrire l’histoire de la Maison-Blanche sous Lyndon Johnson devra lire et analyser les 40 000 notes de service […] …[S]ous Clinton, il devra examiner quelque quatre millions de courriels…», illustrait récemment le magazine Affaires universitaires (2014). Pour le professeur Robichaud : «C’est sensiblement la même méthodologie qu’avant… sauf que l’observation des masses de données auxquelles on a accès permet de dégager des tendances et peut susciter de nouvelles questions de recherche», dit-il.

«Non, le numérique ne sauvera pas les sciences humaines, insiste Léon Robichaud. Il faut surtout que les recherches demeurent pertinentes et puissent rejoindre un public plus large.» Or, des dispositifs numériques en réseau peuvent permettre à la population de participer au processus de recherche. L’historien cite en exemple le fil Twitter des Archives de la ville de Montréal par lequel le public est parfois invité à identifier des photographies. D’ailleurs, si la multiplication des outils numériques favorise les méthodes quantitatives (qu’il affectionne particulièrement), le professeur réalise bien que la plupart des gens – et des étudiants – préfèrent la dimension humaine de l’histoire. «On ne peut passer à côté d’un certain storytelling», dit-il.

Pour lui, les digital humanities ne sont pas non plus une branche distincte des sciences humaines. «Les utilisations que les divers spécialistes en font sont très différentes. Les chercheurs restent ancrés dans leurs disciplines, dit-il. Toutefois, ce sont des outils qui permettent une plateforme commune.» Et l’historien donne l’exemple de collaborations avec le Département de géomatique appliquée pour le géoréférencement de données sur des cartes d’époque de Sherbrooke. Il émet d’ailleurs le souhait de travailler un jour avec des collègues d’informatique et de génie informatique, rappelant que la structure des grands laboratoires en France (CNRS) facilite ce type d’échanges. «Nous travaillons avec des données floues, et ce peut être intéressant pour eux, dit Léon Robichaud. En histoire, lorsqu’il y a des lacunes dans les données, on ne peut pas en inventer pour compléter des séries…»

Une vision actualisée de l’enseignement

Mais comment cet apport du numérique à la discipline transforme-t-il la formation? Léon Robichaud est assez réaliste quant au profil de ses étudiants : «Les jeunes de cette génération communiquent et consomment beaucoup grâce au numérique, mais ils créent assez peu, dit-il. Parmi ceux qui s’inscrivent en histoire, plusieurs ont choisi une filière où ils pensent avoir moins besoin de côtoyer les technologies…»

On enseigne des compétences numériques pour élargir les habiletés des étudiantes et étudiants vers celles requises par le monde du travail actuel. «Ils se préoccupent assez peu de cette dimension avant la fin du bac, dit le professeur. Les amateurs d’histoire seraient heureux avec des cours purement disciplinaires. Ce sont souvent les parents qui sont préoccupés par les débouchés offerts aux historiens.» Les enseignants doivent donc sensibiliser leurs étudiants aux réalités du marché du travail et, ainsi, augmenter leur chance d’une insertion professionnelle réussie.

«On veut les exposer à plusieurs technologies pour leur permettre de déterminer ce qui les allume, dit Léon Robichaud. Mais il faut bien choisir les outils que l’on présente parmi la panoplie disponible, en fonction de ce que l’on a réellement besoin de faire et de leur complexité.» Le professeur explique qu’il y a donc nécessité pour l’enseignant de se confronter à un certain «échafaudage pédagogique» afin de déterminer la bonne séquence de présentation des outils numériques et d’éviter la surcharge cognitive des étudiants. Ainsi, il attend à la fin de son cours avant d’aborder la modélisation 3D.

En Informatique appliquée à l’histoire, l’apprentissage du numérique s’effectue à partir d’un projet concret auquel les étudiantes et étudiants peuvent adhérer : par exemple, le site Sherbrooke, histoire et patrimoine qui permet notamment une visite virtuelle du quartier sud de Sherbrooke en 1921. L’apprentissage de connaissances et de compétences n’est donc pas artificiel. Léon Robichaud souligne par ailleurs l’importance d’enseigner le sens critique afin d’aider les futurs historiens à développer un réflexe de prudence par rapport aux données numériques : «La donnée est construite. Quelle sorte d’analyse peut-on faire avec les données disponibles? Toutes les corrélations ne sont pas des rapports de cause à effet.» Ainsi, le professeur donne à ses étudiants le contre-exemple d’un auteur américain qui fait le lien entre l’accès à l’avortement et la baisse de la criminalité dans une ville américaine. Or, il existe évidemment de nombreux autres facteurs qui peuvent expliquer cette baisse.

Enseigner outils et compétences numériques prend du temps. Nous avons donc demandé à Léon Robichaud ce qui doit être sacrifié pour faire place à ces nouveaux contenus : «On travaille davantage avec les sources, mais le nombre d’heures passées à lire des articles historiques ou à se pencher sur l’historiographie diminue, dit-il. Il faut s’en tenir à l’essentiel dans le choix des lectures obligatoires. Il y a d’ailleurs lieu de se demander si l’abondant matériel fourni auparavant était effectivement consulté… On veut piquer la curiosité de ceux qui auront envie d’aller plus loin.»

Une vision pragmatique de la culture numérique

Ayant enseigné en août dernier à l’école d’été Montréal numérique, Léon Robichaud poursuit sa réflexion : «Acquérir une culture numérique permet aux étudiants de comprendre le potentiel et les limites de l’informatique en général et de procéder logiquement à l’analyse d’outils afin de choisir ce qui est approprié pour soutenir un projet. Dans les faits, ils doivent apprendre à penser autrement s’ils veulent bien comprendre la relation entre la donnée et les outils, savoir réorganiser les données au besoin (décomposer, synthétiser, etc.), ainsi qu’exploiter l’outil choisi au maximum.»

Pour certains le numérique restera un à-côté et ne sera jamais vraiment intégré à leurs activités professionnelles. «Il m’arrive de lire des mémoires de maîtrise où je vois des opportunités d’utiliser un outil informatique qui ont été manquées», dit Léon Robichaud. Néanmoins, d’autres se démarquent et s’approprient ces nouvelles façons de faire de manière exemplaire. Le professeur Robichaud donne l’exemple de la publication en ligne des travaux (sur un blogue, par exemple) qui offre un cadre d’impact plus large, au-delà du simple rapport prof-étudiant. L’historien considère que cette diffusion élargie amène un niveau d’effort supérieur de la part des apprenants. Le numérique ne sauvera peut-être pas les sciences humaines, mais s’il amène les étudiantes et étudiants à se dépasser, peut-être faut-il y regarder de plus près.

Sources

Comment les sciences humaines propulsent l’ère numérique, UQAM, communiqué de presse, 4 mars 2014.

Darcos, Marin, «Manifeste des Digital Humanities», THATCamp, 26 mars 2011.

Des Rivières, Paule, «Le blogue comme outil pédagogique», Journal Forum, 9 novembre 2009.

Hirsch, Brett D., Digital Humanities Pedagogy: Practices, Principles and Politics, OpenBook Publishers, 2012, 448 p.

Kee, Kevin, «Comment dynamiser la recherche universitaire à l’ère du numérique», Affaires universitaires, 9 avril 2014.

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