Ça se passe chez nous

À la découverte de l’espace… expérientiel (E2)

Il est 8 h 40. Le cours est commencé depuis un moment déjà. Les mots « convention des actionnaires » sont écrits au tableau. C’est tout. Le professeur Jean Bibeau, du Département d’entreprenariat à l’École de gestion, est assis au milieu du groupe. Il attend. Les étudiantes et étudiants se regardent, il y a un malaise. Quand est-ce que le cours commence?  Pourtant, le professeur Bibeau ne bronche pas. Il a appris à « subir le silence ». Il leur a simplement demandé ce que signifiait les mots au tableau. Il a remis aux étudiantes et étudiants le pouvoir de commencer à s’instruire mutuellement. Ceux-ci n’osent pas encore répondre… La peur de se tromper les freine.

Après un certain temps, il leur demandera peut-être « Pourquoi vous êtes ici? En avez-vous envie? »  Il les veut réellement présents pour apprendre, cognitivement et émotivement, pas simplement physiquement. Peu à peu certains tenteront une réponse…  « Une convention, c’est comme un contrat? »  « Ce serait une manière de s’entendre sur la façon d’être ensemble dans une compagnie? »  Le  professeur les relancera : « D’après vous, y’a-t-il des risque à « être ensemble » en affaires? » Ainsi de suite. Une véritable conversation va s’engager où il n’y aura plus un enseignant et des apprenantes et apprenants mais des individus qui cherchent ensemble à comprendre.

Les étudiantes et étudiants aux commandes

Petit à petit, avec quelques relances du professeur-guide, les étudiantes et étudiants, qui forment une communauté d’apprentissage, énuméreront les divers risques à s’associer. Dans leurs mots, parfois maladroitement, le savoir émergera. Le professeur Bibeau ne va pas imposer son vocabulaire disciplinaire, ne va pas les reprendre. Il va plutôt les questionner : « En êtes-vous certains? Quelqu’un d’autre est d’accord avec ça? »  Une liste de risques résultera de ces échanges.

Par la suite, séparés en équipes pour une quarantaine de minutes, les étudiantes et étudiants chercheront des solutions aux divers risques identifiés. Au retour, les solutions seront débattues, bonifiées, etc. en grand groupe pendant une heure. C’est donc un espace où l’on peut se tromper.

Pr Jean Bibeau

C’est ce que vise Jean Bibeau : créer dans ses classes des espaces expérientiels (E2), qu’il appelle aussi des « espaces d’être ». C’est le partage entre les étudiantes et étudiants qui structure le cours dans une véritable « pédagogie du dialogue ». D’après le professeur Bibeau, qui estime qu’enseigner est un privilège, c’est dans de tels espaces de pensée critique que la véritable éducation a lieu.

À la fin du cours, tous les éléments essentiels d’une convention d’actionnaires auront été passés en revue. Jean Bibeau renforcera ce qui aura été appris. Avant leur départ, il demandera : « Êtes-vous satisfaits de votre cours?  Serez-vous là la semaine prochaine? »

Les origines de l’espace expérientiel

Formé en droit, Jean Bibeau revient à l’Université de Sherbrooke en 2008 pour une charge de cours au MBA en formation continue. Armé de ses 25 ans de pratique entrepreneuriale, il a dû mal à « passer » la matière à partir des diapositives fournies par l’enseignant précédant. Il constate rapidement que plusieurs des étudiantes et étudiants ne sont présents en classe que de corps… Pour « oxygéner » ses cours, il se met à leur poser des questions, à l’instar de la bonne vieille méthode socratique dont il se servait pour la gestion d’équipes au sein de ses entreprises. Rapidement, il réalise qu’il est plus efficace de mettre au défi celles et ceux qui risquent des réponses de démontrer leurs dires que de corroborer les bonnes réponses. Le professeur Bibeau comprend alors que seuls les concepts ayant émergé par le dialogue font foi de la matière enseignée. Cette façon de faire favorise une appropriation contextualisée des contenus théoriques. Une dizaine d’années de pratique enseignante et des études doctorales permettront au professeur Bibeau d’approfondir et d’améliorer la pratique de cette approche.

Humilité, vulnérabilité, adaptabilité…

On conçoit bien que la posture de l’enseignant se veut assez différente dans cette approche pédagogique : il devient un réel catalyseur du potentiel des étudiantes et étudiants. Il les relance. Il les laisse formuler et reformuler. Il utilise leur langage. Il se montre inquisiteur mais conserve une attitude neutre pour ne pas prendre parti. Il lui faudra une bonne dose d’humilité puisqu’il n’est plus le centre d’attention de la classe, ni l’unique dépositaire du savoir. C’est ce que le professeur Bibeau appelle la « pédagogie de savoir s’effacer au bon moment ».

L’enseignant devra être aussi psychologue que pédagogue afin de sentir jusqu’où il peut pousser certains individus qui participent moins. Il doit être véritablement intéressé par ce que les étudiantes et étudiants disent, rester ouvert à l’exploration, partir de leurs contextes pour soulever des éléments de matière à leur rythme. Se faisant, il va se rendre vulnérable alors que le contrôle du déroulement du cours est désormais partagé.

Si la communauté d’apprentissage que constitue le groupe-classe s’interroge sur les critères de réussite d’un projet entrepreneurial au quatrième cours, c’est maintenant qu’il faut en traiter même si on avait prévu le faire au dernier cours du semestre. C’est donc une approche pédagogique exigeante pour l’enseignant, qui doit travailler énormément avant (connaître sa matière sur le bout des doigts afin d’être en mesure de s’adapter), pendant (être constamment sur le qui-vive pour faire des liens entre les discussions et la matière) et après les cours (temps d’introspection, prise de notes, etc.).

Mais qu’est-ce qu’y arrive des savoirs formels « prévus au programme » lorsque les discussions et les travaux d’équipes n’y conduisent pas? Comment s’intègre un cours mené en E² dans un programme de formation plus large? Le professeur Bibeau admet qu’il arrive que certains éléments ne soient pas couverts. Il explique son fonctionnement par la métaphore d’un voyage touristique :

« C’est moi le guide, mais je suis là pour eux… Si j’ai bâti un itinéraire qui prévoit la visite de musées, mais que mes étudiants-voyageurs sont plus disposés à partir en plein air, est-ce que je les force à passer du temps dans un musée? Non. Je vais rapidement offrir des activités de plein air. Je trouve dommage qu’ils manquent le musée… Je vais le proposer à un autre moment, mais il est possible que ce groupe-là ne soit simplement pas prêt pour ça. » 

Il convient qu’il faut que les enseignantes et les enseignants qui utilisent les espaces expérientiels informent les enseignantes et les enseignants des cours subséquents dans le programme d’études que telle ou telle notion n’a pas été vue ou, au contraire, qu’elle a été approfondie.

L’équipe, c’est la matière; le projet, c’est le processus

Outre les discussions, le travail en équipe sur un projet – entrepreneurial ou autre – est à la base de l’approche E2. Ce travail en équipe ressemble aux situations réelles de terrain: il y a un but à atteindre et il faut se mettre à plusieurs pour décortiquer et s’approprier la problématique avant de passer en mode solution.

Les participantes et participants sont appelés à développer des habiletés communicationnelles : avoir assez confiance en soi pour oser proposer ses idées, faire valoir son point de vue dans le respect mutuel, mais être aussi capable d’écouter et de recevoir la critique, d’ajuster sa pensée suite aux points de vue des autres. « Il y a à développer tout cet esprit de non-jugement, de transparence… », explique Jean Bibeau. Les habiletés de réflexion sont également fort sollicitées: le recul critique, la structure logique, la pensée « par et dans l’action » sont au cœur de l’E2. Ce processus peut parfois conduire à un travail de réflexion individuel de cinq pages ou à la production d’une vidéo sur une dimension qui a été abordée pendant le travail d’équipe, par exemple le leadership ou la persévérance.

L’évaluation se fait en partie par les pairs, qui discutent des forces et des défis de leurs coéquipières et coéquipiers. Quoi dire et comment le formuler lorsque l’on critique quelqu’un est désormais un apprentissage essentiel en emploi et comme citoyen. L’apprendre à l’université donne la chance de le faire avec filet. C’est alors que le coaching fourni par l’enseignant prend tout son sens: « La manière dont est vécu le processus devient bien plus importante que la destination », explique Jean Bibeau.

Permettre d’atteindre les étoiles

Cette approche pédagogique intrigue, dérange et inspire les étudiantes et étudiants. Alors que la discussion en groupe et le travail en équipe sont au cœur de cette approche, on cherche pourtant d’abord à favoriser le développement de l’individu. Ces multiples gains au niveau communicationnel et réflexif, très proches des compétences requises sur le marché du travail, amènent les participantes et participants à comprendre l’importance d’être actifs – voire interactifs – dans leurs apprentissages.

En plus d’être soutenu par l’Incubateur d’innovation pédagogique i2P, Jean Bibeau a invité le professeur Denis Bédard du Département de pédagogie de la Faculté d’éducation a devenir partenaire afin de « cautionner scientifiquement » l’approche pédagogique E2. Ils sont à documenter, modéliser l’approche, ainsi qu’à publier sur le sujet. Dans ce cadre, le professeur Bibeau explique avoir interviewé plusieurs étudiantes et étudiants sur vidéo. Des commentaires du genre « L’enseignant ne t’apprend pas que la matière, il t’apprend à réfléchir. » et « Tu développes un réel intérêt pour le cours, par pour la note. » ont de quoi susciter l’envie et la curiosité de bien des enseignantes et enseignants.

À terme, qu’ils forment de futurs entrepreneurs, des professionnels de la santé ou des musiciens, les enseignantes et enseignants qui créent des espaces expérientiels au sein de leurs classes veulent d’abord développer des acteurs de changement. Selon Jean Bibeau :

« [u]ne classe en E² c’est un lieu d’empowerment… Un lieu pour être. Et qui dit être, dit « devenir ». C’est leur espace. En ouvrant de tels espaces de conversation, de confiance, j’ai un impact comme enseignant. Je les vois grandir. Si on continue à multiplier ces lieux de pensée critique, on va former des gens qui voudront faire bouger les choses, mais surtout qui sauront comment interpeller positivement les autres autour d’eux pour que le monde s’améliore. »

Pour en savoir plus…

Bédard, Denis, Jean Bibeau, Catherine Pilon et Andréanne Turgeon, « L’espace expérientiel (E2)» , QPES 2019, 15 novembre 2019

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