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Devenir «coconspirateurs» des natifs du numérique

Dès le tournant des années 2000, un certain nombre d’auteurs (notamment Don Tapscott, Mark Prensky, John Seelie Brown) ont affirmé que les étudiantes et étudiants présents et à venir (les digital natives) étaient radicalement différents de leurs prédécesseurs (les «immigrants») parce qu’ils avaient grandi avec la culture numérique (et y seraient donc «autochtones»). Ces jeunes seraient multitâches, ludiques, réseautés, davantage intéressés par les images que par les textes, etc. Par conséquent, les méthodes d’enseignement traditionnelles et même les matières composant les cursus ne les rejoindraient plus.

Avec des titres récents comme Teaching Digital Natives: Partnering for Real Learning(2010) et Grown Up Digital: How the Net Generation is Changing Your World(2009), ces auteurs sont encore très influents, sans doute parce qu’ils nomment un malaise générationnel, mais peut-être aussi parce qu’ils militent en faveur d’une transformation en profondeur des systèmes d’éducation – voire des milieux de travail – que plusieurs voix réclament aux États-Unis et dans la plupart des pays industrialisés.

Une généralisation non fondée

Néanmoins, la notion même de natif numérique (Prensky, 2001) ou de génération Net (Tapscott, 1997) est souvent critiquée parce qu’elle ne repose que sur relativement peu de recherche empirique (lire par exemple Net Gen Skeptic, le blogue de Mark Bullen, du British Columbia Institute of Technology). Ainsi, on a souvent remis en question l’affirmation selon laquelle tous les jeunes de cette génération sont d’emblée à l’aise avec l’informatique, ce qui est désormais considéré par plusieurs comme une généralisation non fondée qui masque une segmentation beaucoup plus complexe du niveau d’habileté de cette génération. Une des critiques les plus complètes de cette notion est celle de Bennett, Maton et Kervin (2008). Pour eux, l’inflation du discours autour des natifs numériques relève d’une forme de «panique morale» universitaire face à une génération dont les valeurs menacent les normes savantes.

Sur son blogue, Henry Jenkins, professeur de communication à la University of Southern California (auparavant du MIT), a fait paraître en 2007 un billet très éclairant qui s’intitule «Reconsidering Digital Immigrants…». Il y reconnaît l’efficacité de la métaphore natifs/immigrants, mais en souligne les dangers, puis s’emploie à la déconstruire. Il s’inquiète notamment du fait que cette opposition tend à décourager les interactions entre jeunes et adultes.

«As long as we divide the world into digital natives and immigrants, we won t be able to talk meaningfully about the kinds of sharing that occurs between adults and children and we won’t be able to imagine other ways that adults can interact with youth outside of these cultural divides. What once seemed to be a powerful tool for rethinking old assumptions about what kinds of educational experiences or skills were valuable, which was what excited me about Prensky’s original formulation, now becomes a rhetorical device that short circuits thinking about meaningful collaboration across the generations», dit-il.

De fait, si les étudiants d’aujourd’hui ne semblent pas tous «techno-futés», ils sont souvent «techno- dépendants» ou, du moins, «réseaux-dépendants»… (en anglais «tech-dependant, not tech-savvy», selon le mot de Mike D’Abramo, un agent de recherche chez Youthography, une firme de marketing torontoise. Il était interviewé par The Gazette en marge du colloque Génération C qui s’est tenu à Québec les 20 et 21 octobre 2009). En fait, ils seraient plutôt « hypercommunicants » ou « hypersociables » (d’après les néologismes d’une  étude de BVA, une autre agence de marketing, française celle-là), en ce qu’ils ne dépendent pas tant de la puissance de calcul de leurs appareils que de la connectivité que leur permet ceux-ci.

Dépendance aux médias électroniques

Cela apparaît clairement à la lecture de 24 Hours Unplugged, une recherche de l’International Center for Media and the Public Agenda de l’Université du Maryland, présentée sur le site A Day Without Media. Deux cents étudiantes et étudiants du Phillip Merrill College of Journalism avaient comme devoir de passer une journée entière sans recourir à un quelconque média, puis de bloguer à propos de cette expérience. On a ensuite analysé ces écrits. Dans leurs textes, les jeunes démontrent qu’ils sont bien conscients du fait que leur dépendance aux médias électroniques – plus précisément leur besoin d’être constamment en lien avec leurs réseaux sociaux – diminue leur niveau d’attention et d’engagement face aux études.

Alors comment peuvent réagir les enseignantes et enseignants qui doivent former ces jeunes? Selon les auteurs de 24 Hours Unplugged, la conclusion est sans équivoque : ils doivent s’intéresser à la façon dont les étudiantes et étudiants cherchent, trouvent et utilisent l’information.

«For UNIVERSITIES, the takeaway is that students cannot be taught about the role of media in their lives – how to distinguish between fact and fiction, credible and non-credible sources, important and unimportant information – if those who teach them do not have a basic comprehension of how students find, share and experience media.» [emphases dans le texte original]

Pour Bennett, Maton et Kervin (2008) :«… students’ everyday technology practices may not be directly applicable to academic tasks, and so education has a vitally important role in fostering information literacies that will support learning.» (p. 781)C’est pour cela que la chercheuseDanah Boydencourage les formateursà communiquer avec leurs étudiantes et étudiants via des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, mais à partir de profils spécifiquement créés pour l’enseignement.

«Sur cette plateforme, [les enseignants] peuvent contribuer à une dimension cruciale de l’apprentissage, car, souligne-t-elle, les jeunes baignent dans l’univers d’Internet “sans savoir quoi en penser ou réfléchir à ce que cela veut dire”. Dans ce contexte, les élèves “ont besoin de conseils plus que jamais. […] Ils n’ont pas l’esprit critique que vous avez, c’est une occasion d’enseignement incroyable.» (Isabelle Porter, «La génération C contre les dinosaures», Le Devoir, 21 octobre 2009)

Une pédagogie de la collégialité

Dans la conclusion de  Hanging Out, Messing Around and Geeking Out: Kids Living and Learning with New Media (2010, MIT Press), les auteurs (Mizuko Ito et al.) invitent les enseignants à devenir des «coconspirateurs» de ces cultures jeunes dans une «pédagogie de la collégialité» favorisant l’apprentissage par les pairs. Ito et ses collègues s’inspirent de l’exemple d’animateurs et de superviseurs de laboratoires informatiques dans des centres d’accès communautaires qui offrent aux jeunes des outils et, surtout, beaucoup de temps pour l’expérimentation («plenty of unstructured time for kids to tinker and explore without being dominated by direct instruction», p. 349). De tels adultes expérimentés, perçus comme des créateurs passionnés plutôt que des formateurs au sens traditionnel du terme, peuvent être des modèles de rôle importants dans ces nouvelles communautés d’apprentissage. «These adults exert tremendous influence in setting communal norms and what educators might call learning goals, though they do not have direct authority over newcomers.» (p. 351)

Bénédicte Loriers, agente de recherche pour l’Union des fédérations de parents de l’enseignement catholique de Belgique, résume bien ce déplacement du rôle des formateurs : «Le défi des enseignants est de créer des ruptures dans les comportements spontanés des élèves avant Internet, de se placer dans un rôle d’accompagnateurs de changement. Les profs ont pour nouvelle mission de faire évoluer chez les élèves une culture de loisirs numériques vers une culture numérique scolaire.» (Dans « Comment la révolution numérique transforme-t-elle les métiers d’élève et d’enseignant?», Analyse UFAPEC, 2009, no 11, Union des fédérations de parents de l’enseignement catholique, Bruxelles, 6 p.)

Si la métaphore des natifs numériques a toujours cours dix ans après son apparition, c’est sans doute qu’elle a permis de mettre en mots un phénomène perçu par de nombreux acteurs des milieux de la formation. Compte tenu des multiples critiques adressées à cette thèse, il n’est probablement pas souhaitable ni nécessaire de transformer radicalement le système d’enseignement pour l’adapter aux nouvelles générations d’étudiants ni d’amplifier inutilement les différences entre les jeunes issus de la culture numérique et leurs enseignants.

Comme le suggère certains observateurs, il est cependant possible de trouver dans l’apprivoisement mutuel des univers numériques à des fins savantes de nouvelles opportunités de rapprochement et d’accompagnement des jeunes par les enseignantes et enseignants… Pour Bennett, Maton et Kervin (2008), il faut justement s’intéresser aux points de vue de ces «coconspirateurs» en puissance.

«Young people may do things differently, but there are no grounds to consider them alien to us. Education may be under challenge to change, but it is not clear that it is being rejected. […] This is not to say that young people are not engaged and interested in technology and that technology might not support effective learning. It is to call for considered and rigorous investigation that includes the perspectives of young people and their teachers…» (p. 783-784)

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